Paroles d'estuaires

La Carmagnole (extrait)

De Christan Lippinois

A Galoper la bécassine qui se faufile dans les prairies en verotant et gagne les îles au premier gel ! Et rame que je rame, on entend claironner au-dessus du brouillard les grues qui rentrent du delta de l’eyre. A la pointe du Grand Vasard tu surprends les hérons qui pataugent ou bien plantés sur une patte piquent des éperlans. Sacré traqueur ! Bien content si pour finir tu tires une foulque, ces poules stupides à la chair fade.

La main sur la barre de la Carmagnole, le vieux remâchait ses souvenirs. Derrière lui, les lumières de Royan s’allumaient, noyant peu à peu le feu du Chay. La Carmagnole, lougre de cinquante tonneaux, courait bon train sous grand voile et trinquette. Elle venait de doubler le Pont du Diable, cette conche mal pavée où plus d’un s’est mis au plain, abusé précisément par les lumières de la ville. Pourtant, pensa le vieux, c’est du billard. Même les yeux fermés, c’est du billard. De notre temps il n’y avait pas autant de lumières. Le chenal n’était pas éclairé et les anciens…

Bon sang ! Il en venait de tout l’estuaire. Il en arrivait d’Oléron, des coureaux. De La Tremblade et de Marans. C’était une grande régate, une course entre gens de mer, une sacrée course ? Cette année-là, grand-père était allé en douce béquiller à Bonne Anse. Toute la nuit que je te gratte et que je te suiffe la carène. Sacré malin ! Pour finir le voilà qui arrache l’hélice et cloue une peau de bœuf du safran à l’étambot. Ah pour filer ! Et voilà qu’on remporte la course. Toi tétais jeunot, pas même moussaillon. Cette année-là Le cotre un jour n’est pas rentré. La mer n’a rien rendu, ni les corps, rien ! Et au pays qui aurait voulu de toi ? La mort en mer, ça porte poisse.la main sur la barre, le Vieux remâchait sa rancœur en regardant défiler la corniche. A peine doublé le feu de Terre Nègre qui donne l’alignement de la passe, il fit un signe et la misaine libérée de ses rabans noya le pont. Les hommes s’emparèrent de la drisse et hissant main sur main, envoyèrent la toile. Puis ce fut le tour du foc. La Carmagnole prit sa gîte et marqua le pouls de la houle qui entrait dans l’estuaire ; une houle levée dans l’ouest par le coup de vent annoncé. Mais pour l’heure tant valait porter de la toile et filer d’ici avant que le temps ne se gâte. Le Vieux paraissait blême et tendu. A tout instant il tapait du pied en décochant un sec du menton. Et lorsque cette fichue crampe lui barrait la poitrine, la ride sur sa joue semblait plus profonde –une ride en trait de sabre qui déjà creusait la joue de son bisaïeul Corentin Polacre sur la miniature qu’en avait fait exécuter la Melpomènee miniature les montrant mariés, c’est d’ailleurs tout ce qui restait de la Melpomène, une miniature que Corentin serrait sous sa chemise et que lui rendirent les Anglais lorsqu’ils le relaxèrent rançon payée en 1815. Et cinq générations durant, de Corentin Polacre, maître de barque du quartier de Blaye, jusqu’au Vieux qui aujourd’hui tenait la barre de la Carmagnole, la ride n’avait cessé de se creuser. Les polacres portaient tous cette ride sur la joue, et des sourcils d’un seul tenant formant un auvent broussailleux. Rappelle-toi, mamonna....

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