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L'appel du fleuve - Choix de textes

Ces vingt fiches de lecture recouvrent l'ensemble du roman.
Elles sont mises à la disposition des enseignants et
peuvent être proposées aux élèves en vue d'une
rapide préparation de la rencontre avec l'auteur.

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Extrait n° 1

Le fleuve est si proche de notre maison qu'il entre dans la cuisine aux jours de grande marée. Grand-mère n'a jamais pu s'y faire. Maman non plus qui doit ôter la vase du carrelage. Moi je m'émerveille. Assis sur les marches, j'observe l'eau monter. Pourquoi m'affligerais-je  ? Pour une fois le jardin de Grand-père sera bien arrosé  : chez nous l'eau n'est pas très salée, c'est encore la rivière. Les framboisiers ne risquent rien, je le sais. Ils apprécient le limon du fleuve, à preuve qu'ils montent plus hauts que moi. A la saison j'en tire chaque soir une bolée que je partage avec ma mère. Humm ! En hiver Grand-père leur met du fumier de mouton et les rabat.

Grand-mère quant à elle ne jure que par les fleurs. C'est sa passion. En été la maison disparaît sous les massifs d'hortensias, les rosiers grimpent jusqu'à ma chambre. Moi je préfère les fleurs sauvages : les iris qui s'ouvrent en mai dans les palus ou les jonquilles naines qui tapissent la vigne en mars. Quand j'étais écolier au village j'en portais chaque matin un bouquet à la maîtresse. Et le soir au retour, j'en cueillais pour Maman.

Notre maison n'est pas bien grande mais la prairie s'étend jusqu'au fleuve. Grand-père y échoue son canot au plain d'eau, une roselière la prolonge jusqu'au banc où nichent les tadornes. Près du chemin s'élève la pêcherie : on y range le filet, les avirons, les bourgnes. Les villageois y descendent, qui pour une moque de crevettes, qui pour l'alose ou la lamproie. C'est ma mère qui apprête le bouillon des crevettes. Lorsqu'elle y jette l'anis étoilé, la pêcherie s'emplit d'une odeur de bonbon.

(Chapitre 1 - la maison, la famille, le fleuve, la pêche)

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Extrait n° 2

Notre crevettier s'appelle l'Aigrette. C'est un ancien langoustier de Camaret. J'aime son allure marine, ses lignes bien pleines. Il est ancré à l'orée de l'estey. Sa coque est peinte en blanc. Avec ses haveneaux déployés qui lui font deux ailes, il ressemble vraiment aux aigrettes qu'on voit pêcher sur les vasières. De ma chambre je l'aperçois qui se balance. Parfois un vol de mouettes s'y pose. Notre canot n'a rien à lui envier. Quille, étrave, étambot, sont en chêne ; sa carène est bordée en sapin rouge. Grand-père me le laisse manœuvrer, je m'en tire bien, dit-il.

Au nord de l'estey commencent des palus ponctués d'étangs où les canards s'assemblent. Grand-père y possède une tonne pour l'affût. Parfois il m'y emmène et me laisse porter le fusil. Au-delà s'étendent sans fin les mattes, le pays des moutons, du maïs et du lin. Le village est là-haut dans les vignes. Près de l'église où l'on ne dit plus de messe, restent deux commerçants, le boulanger et l'épicier, qui poussent leur fourgon jusque chez nous en klaxonnant.

Moi depuis l'an dernier je fréquente le collège. Le bus me prend sur la route départementale, au fond de l'estey, près de la vanne du Syndicat d'Irrigation. Il s'arrête sous le grand chêne - notre chêne devrais-je dire puisque c'est notre aïeul qui l'a planté. A la rentrée des classes Grand-mère y fait une encoche pour marquer ma taille, juste à côté des encoches de Grand-père. Je suis plus grand que lui à âge égal. Cette année j'ai grandi de dix centimètres. Grand-mère a dit qu'il me fallait maintenant une chambre à moi pour faire mes devoirs. Maman m'a cédé la sienne à l'étage. L'endroit est exigu mais je m'y plais. J'aurais aimé savoir comment elle vivait là quand elle avait mon âge mais elle déteste qu'on la questionne. Elle s'est aménagé un coin à elle dans les combles, un coin secret avec ses livres et sa musique, où la lampe reste allumée tard dans la nuit.

(Chapitre 2 - bateau de pêche, les marais le village, le collège)

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Extrait n° 3

La rivière, Grand-père la pratique de jour comme de nuit. Quand il était gamin il allait sur les tombées de l'Île de Patiras cueillir des mirabelles sauvages. Et il y revenait l'hiver pour tirer des vanneaux à la fronde. Le gardien du phare le régalait de bécasseaux braisés sur les sarment. Grand-père a encore l'eau à la bouche au souvenir des croûtons, frits dans du beurre, posés sur la lèche-frite et gorgés du jus de l'oiseaux. Je crois que le bonhomme, qui ne voyait personne, avait pour lui de l'affection. Une fois Grand-père avait parié qu'il rejoindrait l'île à la nage. Eh bien il a tenu parole ! C'était un fin nageur. Un jour que l'hélice de l'Aigrette s'était prise dans un filin, il l'a dégagée seul, en plein hiver, il a plongé, le couteau entre les dents. C'est l'histoire que je préfère. J'en rêve. Dégager l'hélice, je parie que j'y réussirais.

Grand-père est un vieux sage au regard clair qui fut jadis un guerrier fou, une sorte d'irréductible de l'estuaire. Il en connaît des histoires et des histoires ! Un livre ne saurait les contenir toutes. C'est de lui que je tiens ce goût de tourner un récit. Mais pour l'heure je ne suis qu'un gamin, j'ai l'âge d'apprendre. N'empêche que je me sens des fourmis dans les jambes…


(Chapitre 2 - la rivière, les îles, les vieilles histoires)

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Extrait n° 4

Pour mes douze ans, Grand-père m'a fabriqué un filet à crevettes, une truble. Que faut-il d'autre pour vivre sur la rivière ? Des crevettes, il y en a partout. Quant au reste, on peut grappiller des raisins, dénicher des œufs, cueillir des coulemelles ou des pleurotes. Sans compter les poireaux sauvages dans les vignes, les pommes... Et je passe les poissons ! Si tu restes coi, les mules qui sont friands viennent gober les algues sur la coque. Tu leur glisses l'aviron sous le ventre, et hop ! Ma mère dit que Grand-père me farcit la tête.

Pour mes treize ans, Grand-père m'a menuisé deux avirons. Un jour, moi aussi j'irai à Bordeaux sur la marée. Mieux vaut n'en rien dire à Grand-mère : elle est restée de la ville, elle redoute la rivière. Et l'âge n'arrange rien. Lorsque Grand-père part seul en pêche, quelle histoire  ! Mais que je l'accompagne, elle n'en est pas pour autant rassurée. (…)

Mon école à moi, c'est la rivière. Une sacrée école. Et mon professeur, c'est Grand-père. Il en sait des choses. Comment est-ce possible d'apprendre autant en une vie ? Les poissons, les oiseaux, le ciel, il connaît tout. Il sait entretenir le bateau, réparer le moteur. C'est lui qui m'a appris à godiller d'une main, et à tenir l'aviron, et à ramender le tramail, et à façonner une bourgne avec des osiers et du grillage. Lui, il est pêcheur de toujours, pêcheur avant d'être né, puisque son père l'était, et le père de son père.

(Chapitre 2 - la vie sur la rivière, se nourrir dans la nature, la pêche)

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Extrait n° 5

Un matin comme les autres, tandis que nous menons l'Aigrette sur son lan de pêche, Grand-père me confie un secret : il a caché une arme à bord. Et soulevant le plancher, il me la montre. C'est un poignard. Son manche de bronze est ajouré de liège, sa lame est crantée. C'est une arme de scaphandrier. Ce poignard est de grande taille pour être manié à travers les gants par des mains engourdies. Sa lame est d'un acier puissant car le pied lourd doit pouvoir trancher un filin qui l'entrave. Et d'où vient-il, ce poignard ? Eh bien je vous le donne en mille : c'est le poignard de l'oncle Maurice, l'oncle de Grand-père. Le bonhomme renflouait les épaves de l'estuaire à l'issue de la Seconde Guerre Mondiale. Je le sais : son casque orne notre salon, une sphère en cuivre martelé, percée de quatre hublots. Mais j'ignorais que l'oncle Maurice nous eût aussi légué son poignard. Dans l'album de famille certes, on le voit harnaché, le poignard au mollet. Bref, l'arme est retrouvée, du coup nous voilà parés !

L'estuaire, c'est un monde à part. Le vieux fonds de sauvagerie n'est jamais loin, on en vient vite aux armes. Et sur l'eau, personne pour vous prêter main forte ! Grand-père est pacifique, il n'a jamais dégainé, que je sache, sauf pour dégager son hélice. L'oncle Maurice quant à lui, est mort au fond, sous une épave. Le casque du salon garde les traces de ce malheur : la tôle est déchirée à hauteur de la tempe. Pauvre homme ! N'empêche que ses plombs servent encore : ils lestent les fonds de l'Aigrette. Ainsi une part de lui navigue sur ce fleuve qu'il aura servi jusqu'au bout. Quel équipage nous formons !

En juillet nous partons en yole pêcher le maigre devant Meschers. C'est moi qui colle l'oreille contre la coque pour écouter le poisson râler. J'entends comme des rôts ou comme une palombe qui se rengorge  : c'est le mâle qui grogne. Les maigres viennent d'Afrique pour se reproduire. Ils mettent plusieurs mois pour faire le voyage. Et quelques jours après, les voilà repartis. Certains sont plus gros que moi. C'est étonnant cette vie du fleuve !

(Chapitre 3 - Le scaphandrier, l'histoire de l'estuaire, la pêche au maigre)

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Extrait n°6

Les parents de Grand-père habitaient la maison au bord de l'estey. Lui, tout gamin, il avait déjà son fichu caractère. A seize ans il a claqué la porte. Eté comme hiver, à cabaner sur son bateau, une yole de rien du tout avec laquelle pour finir il est monté à Bordeaux. Il a travaillé dur sur le port de Bacalan. Des années il a travaillé, des années avant d'acheter l'Aigrette. Il avait dans l'idée de monter sa pêcherie. C'est alors qu'il a rencontré Grand-mère, serveuse comme sa sœur dans l'auberge familiale aux Chartrons. J'ai vu des photos, elle était belle femme Grand-mère, fine comme elles le sont à la ville. Il l'épouse, et tout naturellement ils élisent domicile à bord de l'Aigrette. De là à rentrer au pays, il n'y a qu'un pas.

C'est à bord qu'est née Maman, en plein hiver. Paraît-il que cette année-là, l'estey avait gelé. Grand-père avait installé un poêle dans le carré. La fumée sortait par le mât d'acier qui tient les bras de pêche. Ah j'aurais bien voulu voir  ! Et il avait construit une petite fumerie à l'arrière. Le poisson, il le fumait pour le conserver. Un peu de sciure dans une boîte de conserve trouée, bien tassée, avec un puits d'air au centre. Pour fumer une anguille, une boîte suffit. La sciure de pin est trop résineuse, la meilleure c'est celle de frêne. Les bûches allaient dans le poêle et la sciure à la fumerie. La belle vie ! Un bateau en gros bois pardi, même l'hiver c'est confortable.

(Chapitre 3 - La vie à Bordeaux et sur l'estey, fumer le poisson)

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Extrait n° 7

Grand-père est un entêté. Et moi je tiens de lui. Non je ne trahirai pas. La rivière, j'y crois ! D'ailleurs, elle tient à me garder. Si je m'en éloigne, elle sait me rappeler. Au collège, elle ne cesse de me hanter. Certes je ne suis pas né sur le bateau, mais j'ai grandi à bord. Parfois l'été j'y dors. Ce sont les mouettes qui me réveillent. Je suis un fils de la rivière. Je ne suis pas un enfant comme les autres. S'il tombe trois gouttes, eux les voilà qui courent s'abriter. Moi j'adore sentir la pluie sur mon visage. L'hiver ils sont emmitouflés pis que des esquimaux. Et ils attrapent des grippes en veux-tu en voilà. A pêcher, on attrape des engelures, mais pas la grippe. Les doigts de Grand-mère sont boudinés à vider le poisson, elle souffre de rhumatismes dans les mains. Le soir elle les enveloppe dans un linge avec un hachis de bardane que grand-père va lui cueillir sur les tombées des îles à la lune d'août.

Je ne suis pas comme les autres, vous-dis-je ! Supposé qu'ils attrapent un mule, ils se plantent dans la main l'épine qu'il porte sur le dos. Et la main leur gonfle. Pardi ! Quand on le prend, le mule sait se trémousser pour vous la mettre dans la peau. Grand-père m'a montré comment le tenir et comment le fendre sans attendre pour lui tirer le fiel qui gâterait le goût. Le mule ne se vend guère, c'est trop fade. Sa chair sent la vase. Alors grand-père fait sécher les filets en plein vent, puis il les fume. Boucanés, ils ont fier goût. Mais gare aux mouettes ! Les voleuses ! Elles ont tôt fait de picorer la pêche. Elles ne cessent de tournicoter à guetter ce qu'elles pourraient bien nous chiper.

(Chapitre 4 - la rude vie de la rivière, les poissons, leur préparation)

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Extrait n° 8

L'estuaire c'est un monde en soi. Mais l'estuaire, ce n'est pas que de l'eau. Il y a les îles, puis les basses terres, les prairies humides. Parfois Grand-père m'y emmène vagabonder. Certains oiseaux passent l'hiver chez nous. Dès janvier la fièvre de la reproduction les tient. Nuit et jour les palus résonnent de leurs appels. Moi j'ai un faible pour ceux qui voyagent, j'envie leur endurance. En mars commence le remont, la migration prénuptiale s'étale jusqu'au début du printemps. J'aime la passée des oies qui montent d'Andalousie et traversent l'estuaire pour gagner la Norvège. A la belle saison, si nous suivons les crocs du rivage, à tout moment c'est une volée de sarcelles ; si nous allons par les grèves, partout les courlis vermillent sur la vasière, les volées de pluviers nous partent dans les jambes. A la saison de la chasse, Grand-père s'acharne à galoper la bécasse. Que la bise pousse les canards vers le sud, aussitôt il se cloître dans sa tonne à guigner les passées. Grand-père ne tire qu'a bon escient. Il n'aime pas tuer pour tuer. Nous ramenons parfois un gibier que Grand-mère plume et rôtit. Nous faisons un festin de cette billebaude qui sent frais la verdure.

(Chapitre 4 - les marais, la vie des oiseaux, la chasse)

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Extrait n° 9

Oui, la vie ici commence à perdre sa sauvagerie. Les aigrettes si frêles et si craintives qui avaient déserté la rivière, voilà qu'elles s'approchent à nouveau des humains. Les hérons reviennent en nombre nicher dans les marais et certains couples passent l'hiver chez nous. Même les cigognes sont revenues, qu'on voit dans les mattes piocher des rainettes. De tous ces oiseaux, c'est l'aigrette que je préfère. J'aime sa façon gracieuse de marcher dans les flaques, de chasser à l'espère les alevins au retour d'eau. Et cette robe d'un blanc qui reste immaculé malgré les vases. Maman me fait penser à une aigrette. Elle s'est enfuie, mais elle reviendra, je le sais. Elle a fui pensant que sa vie ici ne pourrait prendre sens, alors même qu'elle n'en peut prendre qu'ici. Mais qui saura le lui dire ? Il faudrait quelqu'un en qui elle ait confiance, et qui sache. Moi, elle ne me croira jamais.

Je suis le fils à personne. C'est pour cela que je suis fils du fleuve. C'est pour cela que j'en sais plus qu'on en peut savoir à mon âge. Les autres enfants savent également mais il se trouve toujours un adulte pour leur enlever confiance en ce savoir-là qui monte de la profondeur. Les adultes ont peur de leur âme. Ils ont peur du fleuve. Grand-père m'a raconté la légende de cette fée de l'estuaire qui vient tresser des bracelets d'herbes aux garçons endormis dans les marais. Ils deviennent taciturnes et finissent par entrer dans le fleuve où elle les noie. Mais moi je suis fils du fleuve, je ne me laisserai pas noyer.


(Chapitre 7 - les oiseaux, les légendes de la rivière)

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Extrait n° 10

Grand-père est mort comme il le désirait : sur la rivière. Ce jour là, quand je rentre du collège, je sens qu'il se passe quelque chose. Le chien hurle à la mort. Une plainte reprise sans fin. Impossible de l'apaiser. Il fait un temps frais et sec comme nous en connaissons l'hiver. Le bateau est à poste dans l'estey, le canot à couple. Les mouettes courent sur le pavois comme s'il n'était personne à bord. A la tombée du jour, grand-père n'étant pas de retour, je le hèle du quai. Pas de réponse  ! Alors j'emprunte le canot du voisin et gagne l'Aigrette. Je le trouve allongé à l'arrière. On dirait qu'il dort. Le pinceau lui a glissé des doigts, le pot de peinture est renversé. Le médecin diagnostiquera une crise cardiaque. Il fallait s'y attendre, essoufflé qu'il était et jamais pressé de se faire soigner. Négligeant même avec ses médicaments. Pauvre Grand-père ! Moi je n'ai pas pleuré. Il n'empêche que je suis inquiet.

Grand-père voulait être incinéré : c'est chose faite. Il voulait que ses cendres soient répandues sur le fleuve : c'est ce qu'explique le maire qui vient de monter à bord. Une dizaine de bateaux suivent notre sillage, seule l'Aigrette est restée dans l'estey. Je sais la conduire, c'est moi qui la menais quand nous étions en pêche. Mais je n'ai pas le permis. C'est un pêcheur voisin qui nous emmène jusqu'au chenal.


(Chapitre 10 - la mort, les rites funéraires sur la rivière)

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Extrait n° 11

Puisque Grand-mère non plus ne veut rien entendre, c'est moi qui agirai. Je suis certain que si je peux gagner Bordeaux je retrouverai Maman. J'ignore encore comment je m'y prendrai, mais je sais que je la retrouverai. Et si je la retrouve, je saurai la convaincre de revenir au pays. Mais comment aller à Bordeaux ? (…) La seule manière c'est de prendre le fleuve, de monter à l'aviron. Et je sais quel canot je prendrai. Pardi ! Je suis certain que Grand-père m'aurait approuvé : lui au moins m'aurait compris et aidé. N'est-ce pas lui d'ailleurs qui m'a appris à mener le canot ? N'est-ce pas lui qui a taillé mes avirons ?
- Avec ces avirons, tu peux aller au bout du monde, disait-il. Et quand ils seront devenus courts pour toi, je t'en taillerai d'autres - si je suis encore de ce monde, avait-il ajouté tout bas. Et Grand-mère l'avait rabroué de dire des sottises.

Oui, je m'en souviens, cela se passait devant la cheminée, le feu pétillait, et Grand-mère tenait une assiette de crêpes. Et pour l'anniversaire suivant, pour mes treize ans - je l'ai déjà dit, je le sais, mais j'ai besoin d'y revenir - il m'avait fabriqué une truble, un filet à crevettes, avec de la maille réglementaire qu'il avait ramenée de Bordeaux. (…) A supposer qu'il me faille allonger mon périple, me cacher dans les îles, je dois pouvoir me nourrir de ma pêche. Oui, pour monter à Bordeaux je passerai par la rivière : je la connais, j'y puiserai des forces, là je me sens protégé. Ma décision est prise, j'ai hâte maintenant de mettre mon projet à exécution.

(Chapitre 12 - à l'aviron sur la rivière, pêche des crevettes)

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Extrait n° 12

Voilà les prémices du montant : plus une minute à perdre. J'empoigne dans les roseaux les avirons que j'y avais cachés, mon filet à crevettes et quelques vivres. Le temps de filer l'amarre, je me dégage en faisant gîter. La barque glisse. En deux coups d'avirons je gagne l'eau libre où le courant m'emporte. Enfin, me voilà parti ! Mon cœur bat à rompre. Prudence Lucas : il s'agit de ménager ton souffle. Efforce-toi de nager à petits coups. Le chemin sera long !

Hardi Lucas ! C'est que minuit approche. La lune s'apprête à se lever. Son aurore découpe les crêtes du Blayais. Derrière moi les lumières du village tremblent dans la brise qui coule du vignoble. Un oiseau de nuit gagne les îles, j'écoute son cri. Je me rapproche du chenal où le courant s'établit. Les bouées qui le balisent forment un chemin d'étoiles. Le fleuve frissonne, gargouille. Des souffles me poussent, quelques coups de pelle suffisent à garder l'allure, quelques coups secs pour éviter les embardées. Comme il fait bon cette nuit tirer sur le bois, sentir dans l'obscurité le rythme des vagues, planter mes avirons sur les crêtes pour en parfaire l'appui !

Je sens la puissance du fleuve. Sa force me nourrit. Les avirons sont équilibrés, Grand-père s'y connaissait. Ma foulée va nerveuse, si nerveuse que j'entends chanter la vague d'étrave.

(Chapitre 13 - à l'aviron sur le fleuve la nuit)

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Extrait n° 13

La vie de la rivière est là, sauvage. Et moi je vais à Bordeaux porté par son flot. J'y serai bientôt, j'y suis pour ainsi dire. N'est-ce pas le premier pas qui coûte ? Or ce pas, je l'ai fait. Je suis empli d'espoir et d'énergie, j'avance toujours plus vite. D'ailleurs voici Pauillac, le Cours Pasteur, ses platanes éclairés par-dessous, les néons du cinéma. Le courant commence à se nouer. J'entends son batillage sur la courtine du port. Les odeurs d'une brasserie me parviennent, les accents d'une musique.

La lune s'élève. Sa lueur plaque la silhouette du grand vasard. Un feu de bivouac y brûle. Sa fumée coule sur le fleuve, j'en traverse l'écharpe, je respire son odeur de sèves brûlées. Déjà les lumières de Pauillac baissent sur l'horizon, celles de Blaye montent derrière les îles. Il est une heure et demie. Le flot est au plus fort et se maintiendra deux bonnes heures encore. Hardi Lucas !

Le fleuve est silencieux sauf un bruit de moteur vers l'aval. Assez loin pour qu'il soit encore difficile de l'identifier. Par moment la brise en porte l'écho puis l'emporte à nouveau. Ma pensée revient sans cesse vers ma mère. Dort-elle ? Pense-t-elle à moi ? Je ne peux croire qu'elle soit indifférente. Pourquoi est-elle partie ? Quelle souffrance l'empêche de prendre sa place auprès de nous ? Ce maléfice, nous le vaincrons ! Chaque coup d'aviron me rapproche d'elle. Je longe deux crevettiers au mouillage. Le canot glisse dans le remous, un coup de pelle plus appuyé suffit à le tenir en ligne. C'est un bon canot ! Et il faudrait que je le laisse à Teuf ? Cela n'a pas de sens.

(Chapitre 13 - à l'aviron sur la rivière la nuit)

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Extrait n° 14

Les chevaux ! Les voilà ! Tapi dans les roseaux, je les vois au clair de lune défiler sur le sentier battu. A peine pris mon vent, ils se figent, oreilles mobiles, cherchant à percer mon mystère. L'étalon posté en serre-file réagit nerveusement, lance des ruades. Une des juments protége son poulain qui se glissant sous elle prend la tétée. Et moi j'ai la frousse : ces chevaux lâchés dans l'île ont probablement recouvré leurs instincts. Repris par la vie sauvage, ils pourraient être dangereux.

Peur inutile : dès l'abord nous nous sommes reconnus, un même vent de liberté souffle en nous. Je les suis jusqu'au cœur de l'île, le sanctuaire de la harde. Là de jeunes mâles donnent libre cours à leur vigueur. Découpés par la lune, ils galopent dans le marais, levant l'eau sous leurs sabots. La vigueur de cet accueil m'a rendu mon courage. Plus question d'aller frapper aux volets du régisseur. C'est ici et nulle part ailleurs, ici avec mes frères les chevaux sauvages, que je retrouverai la force de poursuivre mon voyage.

Dès lors j'accours. Mes pieds font voler l'eau, la lune au zénith y plaque un arc-en-ciel. J'agrippe la crinière d'un cheval, je me hisse sur son dos et nous allons, fouettés par le vent de la course. Les bêtes forment un cortège, galopent, se cabrent, hennissent à la lune. Dansant à leur tête, mon coursier mène la bande, soulève la terre de ses écarts et de ses voltes. A présent je suis au cœur de la harde : les bêtes flanc contre flanc s'engagent sur la lagune. Enveloppés de leur haleine fumante, ils entrent dans le fleuve. Je serre les bras au cou de ma monture, mon cœur bat, nous nageons, la harde nage. Un héron réveillé en sursaut s'enfuit à tire d'ailes, une loutre sous un saule se coule dans sa catiche.


(Chapitre 14 - les chevaux de l'île)

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Extrait n° 15

Tout en pensant de la sorte je respire l'odeur fade des vasières, le suint des chevaux. J'entends le toc-toc d'un pic-vert, les criailleries des pies. Je sens l'odeur d'un feu, les moiteurs de la terre, ma propre odeur de chien mouillé. Loin par-dessus la brume je devine un avion qui prend son alignement pour atterrir à Mérignac.

A cette heure, Grand-mère doit être dans la cuisine. Elle passe le café, elle coupe le pain et jette des miettes aux oiseaux. Elle aime déjeuner en regardant les merles becqueter sur le seuil. Elle leur parle, dit-elle. Ces querelleurs sont sans vergogne et n'hésitent pas à frapper aux vitres quand leurs miettes se font attendre. Ce matin, Grand-mère n'ira pas pousser ma porte avant onze heures pensant que je fais la grasse-matinée. Sur ce point je suis tranquille.

C'est l'attente qui me mine. Comment occuper le temps jusqu'à la renverse ? Quels jeux inventer pour tromper la peur.? J'ai taillé un morceau de bois avec mon canif, c'est un bateau. Je le lance dans le courant, il disparaît dans la brume. J'admire sur la rive proche la rosée qui perle à la toile d'une épeire, une rainette qui saute dans l'herbe.

(Chapitre 16 - au petit matin sur l'île, l'attente)

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Extrait n° 16

Quel vacarme font les oiseaux ! Je frappe deux galets : intrigués ils se taisent. Manière pour moi d'exister, de marquer mon territoire, d'affirmer ma présence. Je taille un sifflet dans la hampe d'un roseau, les voilà qui me répondent. En plaçant mes lèvres autrement sur mon calumet j'émets un son flûté. En perçant la tige, j'obtiens un chant sur deux notes. Puis je frappe deux morceaux de bois sec, c'est un caquet, une crécelle. En plaçant une feuille de pâturin entre mes pouces, comme une anche, une plainte déchirée, enrouée. Je lance des graviers dans la vase liquide, pour obtenir un floc. Je sens l'audace me revenir. Je me dresse sur mes jambes, m'étire, chante.

Il est onze heures, le soleil creuse la brume, la rend aveuglante. J'ai faim. Un vol de moucherons danse devant mon visage. Une libellule se pose sur mon épaule. Invisible, un cheval broute, je l'entends arracher l'herbe en soufflant, et taper du pied. Et si je pêchais des crevettes avec mon filet  ? Je pourrais les appâter avec du crottin, il n'en manque pas sur l'île. Je parie que les crevettes vont adorer le crottin. Et pour finir me faudra-t-il les manger crues, mes crevettes ? Bah, il me reste du chocolat : des crevettes crues assaisonnées au chocolat, pourquoi pas ?

(Chapitre 16 - L'attente au matin sur l'île)

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Extrait n° 17

J'amène le canot à la proue. Il commence d'y descendre l'ancre et dix mètres de chaîne. Puis, il s'installe aux avirons tandis qu'à l'arrière du canot je fais filer l'aussière que j'ai maillée sur la chaîne. C'est un homme puissant, je sens l'attaque de ses pelles nous tirer au large. Parvenu en bout de chaîne, je mouille l'ancre et nous nous dépêchons de regagner le bord.

Bientôt le pont se relève de sa gîte. Teuf lance le moteur. Assis sur le pavois, je regarde le sillage que nous laissons, je pense à mon aventure perdue. A la pointe de l'île le grand étalon nous regarde. Je le vois pour la première fois sous la lumière d'une belle journée, sa crinière volant dans la brise qu'a levée la marée. L'Aigrette est maintenant dans ses lignes. D'un instant à l'autre le bateau va glisser sur la vase, s'aligner sur son mouillage qui le débordera du haut fond.

Les minutes passent, l'Aigrette s'est décollée mais elle ne s'aligne pas sur son mouillage.
- Je vais pousser au moteur, dit Teuf.
Mais à peine enclenché, le moteur se met à tousser, perd des tours. L'échappement fume noir. Penché sur l'arrière, la gaffe à bout de bras, Teuf fouille l'eau. Plusieurs fois il tente de relancer. Marche avant, marche arrière : peine perdue. Il faut se rendre à l'évidence, l'hélice est engagée. Sans doute lors de l'échouage a-t-elle croché une aussière abandonnée.


(Chapitre 18 - manœuvres de mouillage en rivière)

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Extrait n° 18

La Gironde est tiède. Je me sens lavé des fatigues de la nuit et de ma déconvenue. Mes forces semblent intactes, mes doigts suivent la courbe de l'étambot jusqu'à ce qu'ils trouvent l'hélice. J'ai glissé le couteau dans l'anneau d'herbes à mon bras, gardant libres mes deux mains. J'ouvre les yeux mais l'eau ne laisse filtrer qu'une clarté glauque. Qu'importe, il suffit de palper. Ma main suit la corde enroulée sur l'hélice. Son extrémité est reliée à un corps-mort envasé dont n'émerge qu'un anneau d'acier. Ainsi, l'Aigrette est tenue au fond, solidement tenue. L'aussière est tendue de sorte qu'elle ne peut plus lever avec la marée. Nous sommes en grand danger.

Je remonte à bout de souffle. Accoté à la barque, j'explique le danger à Teuf. Il comprend tout de suite la situation. Déjà la proue de l'Aigrette se lève, l'arrière s'enfonce. Et l'eau monte à vue d'œil : cette touffe de roseau tout à l'heure émergée à déjà les racines couvertes. Si nous voulons sauver l'Aigrette, il n'y a pas une minute à perdre. Et tout d'abord, la libérer du fond.

Je plonge et je me déhale sur l'hélice. L'aussière est terriblement souquée, impossible de la détourner. Il faut d'abord la séparer du corps-mort. J'ai passé mon bras autour d'une des pales, et arc-bouté des pieds contre la mèche du safran, je commence d'en trancher les torons. Je remonte fréquemment à la surface. Accroché à la barque, je reprends souffle les yeux au ciel. L'Aigrette se cabre de plus en plus. Il est temps d'en finir. Il ne reste que le cœur de l'aussière. Ultime plongée. J'y porte la lame, la tire de toute ma force. Elle s'enfonce puis casse net : l'aussière est armée d'un câble d'acier. Pour un peu je me laisserais couler.

(Chapitre 19 - plongée dans la rivière)

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Extrait n° 19

Après cela, Teuf paraît tout autre. Nos relations sont comme changées. (…)
- Mon père était pêcheur, dit-il, moi aussi j'ai grandi à l'estey, j'ai connu les baignades dans l'eau brune, les bagarres dans la vase. Ce fleuve c'est ma vie. Je ne saurais faire autrement qu'y vivre. (…)
Je continue de me bouchonner. J'ai les jambes en coton, la chair de poule malgré la chaleur. Je songe à Grand-père, lui qui a dégagé son hélice en plein hiver. Ce qu'il a dû avoir froid ! Ah ils étaient rudes les anciens  ! Je doute que nous les égalions jamais.

Teuf me parle de ses ancêtres. Il n'a pour ainsi dire qu'à laisser faire, les ancêtres parlent d'eux-mêmes. Parle d'abord un mousse embarqué sur le trois-mâts La Marie-Louise, lancé à Saint-Denis-de-Pile en 1857, qui ralliait Auckland, retour par le Horn. Puis c'est un maître de barque pris par les glaces et qui atteindra la Norvège en traîneau après avoir mangé ses chiens. Et pour finir c'est le père de Teuf, capelé par une déferlante sur le Banc des Olives où il s'obstinait taquiner le bar.
- Hélas, conclut Teuf à mon adresse, je crains que votre génération ne connaisse jamais cette vie aventureuse. Nous sommes les derniers. Après nous, il n'y a plus personne pour vivre sur l'estuaire...
Perdu dans ses pensées, Teuf se tient coi. De temps à autre il crache dans l'eau. Son discours ne me plaît guère.
- Si ceux d'aujourd'hui, dis-je, ne croient pas à l'avenir, s'ils n'ont plus foi dans la rivière, ils ne dureront pas.

(Chapitre 20 - le passé de la rivière, et l'avenir…)

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Extrait n° 20

Le déjeuner passé, nous remontons les haveneaux. Jusqu'au dernier moment, le filet semble vide. Puis quand il n'en reste plus qu'une poche sous la surface, la drisse se fait plus lourde. Et pendant que je termine de hisser, Teuf croche la poche et aide à lever. Le fond du filet est empli de vie. Il dénoue le lacet, et la pêche se vide à nos pieds. Des crevettes, des éperlans, des petites anguilles, des lamproyons. Et nous nous mettons à trier cette pulpe vivante. Les éperlans semblent des éclats de miroir jonchant la masse des crevettes, les lamproyons grivelés cherchent à se coller au pont par leur ventouse, les anguilles rampent sous cette gelée.

Teuf a bien vu que j'avais la main à tout cela. C'est vrai que je connais l'Aigrette sur le bout des doigts. Et la rivière.
- Et n'oublie pas, me dit-il, tu viendras pêcher avec moi !
- Je viendrai, lui dis-je.
- Ah tu me fais plaisir, Lucas.
- Mais il me faut d'abord trouver ma mère.
- Tu la trouveras, fait-il.
- Ah comme je le souhaite !
- Je suis même certain qu'elle reviendra au pays.
- Alors oui je viendrai pêcher. Je vous indiquerai les coins où se tient le poisson sur notre rive. Et puis à l'automne, je retournerai au collège. Si je veux entrer Lycée de la Mer, il ne faut pas que je perde de temps dans mes études.

Tout en parlant, j'ai commencé à lever l'autre haveneau. Il grouille de la même vie. Quand nous le vidons, j'y découvre un petit créa.
- Mets le dans le seau, dit-il, c'est délicieux.
- Non, fais-je, il faut le laisser vivre, c'est un esturgeon européen.
Sa peau semble être de la corne. Je caresse ses barbillons, je passe une main sous son museau, l'autre sous son ventre, et le porte à la rivière. Et nous le regardons disparaître dans la profondeur.
- T'es un drôle de gars, me dit-il. Tu réussiras, tu as la rivière pour toi.

(Chapitre 21 - La pêche en rivière, l'école)

 

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde