Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 22

Ainsi nous allons faire route sur Bordeaux ? À quoi bon puisque j'y serai pris en main et traité comme un fugueur ? On me ramènera chez Grand-mère, j'en serai quitte pour la honte et le remords. Est-il donc interdit à un enfant de vivre auprès de sa mère ?

Calme-toi Lucas ! Ne brusque pas ton récit ! Efforce-toi de peser tes mots. Cette rixe avec Teuf, dis-tu, ce n'est qu'une sotte rixe ? Non pas ! Ta vie s'y joue. Cet enfantement, sauras-tu le remémorer sans te durcir ? Laisse résonner en toi ta propre voix. Laisse-la te dire celui que tu es, laisse-la te réconcilier, t'ouvrir un chemin pour habiter plus pleinement le monde.

Ce matin-là donc, j'ai le sentiment de jouer mon va-tout. Face à Teuf je n'en mène pas large. Si je me laisse humilier, c'en est fait de l'avenir. Que me gagne la colère, que je perde mon aplomb, je ne saurai rallier personne à ma cause, et qui moins est ma mère. Dès lors adieu la pêcherie ! Adieu tout ce que je sens croître en moi, l'appel de notre lignée, l'ardeur à relever notre maison, l'élan d'une vie vouée au fleuve.
— Tu vas goûter de l'école pour délinquants, marmonne Teuf.
Oui, le temps d'un rien, garant, lucide, je noue mes forces, doutant et, tant pis, tâchant de donner à mes paroles un tour résolu.
— Vous croyez me faire peur ? dis-je en braquant mes yeux dans les siens.
— Ils vont te dresser, crois-moi !
— Vous semblez connaître ça.
— Tu l'as dit ! Je sais de quoi je parle.
Le voilà qui se rembrunit. Il enfonce les mains dans les poches, l'air buté. Je vois qu'il ne demande qu'à être soulagé de son secret.
— Qu'aviez-vous donc fait ?
— Moi aussi, un jour j'ai volé une barque.
— Moi je ne l'ai pas volée, cette barque. Je l'ai juste empruntée. Et puis c'est celle de Grand-père.
— C'est la mienne maintenant.
— Sans doute avez-vous signé des papiers mais cette pêcherie c'est mon bien.
— Assez parlé, tranche Teuf en se rattrapant au bras du haveneau.
Je sens sous nos pieds le flot soulever le bateau. Nous oscillons.
— Je vais aller porter une ancre au large, dit-il, de peur que le courant nous pousse à la berge. Aide-moi.

Je saute dans la yole, la déhale sous la proue de L'Aigrette. Teuf me fait passer l'ancre, dix brasses de chaîne, et la grande aussière qu'il tourne au taquet de L'Aigrette. Puis m'ayant rejoint, il prend les avirons tandis qu'à l'arrière je fais filer l'aussière que j'ai maillée sur la chaîne. C'est un homme puissant, je sens l'attaque de ses pelles nous tirer au large. Parvenu en bout de chaîne, je mouille l'ancre et nous nous dépêchons de regagner le bord.

Bientôt le pont se relève de sa gîte. Teuf lance le moteur. Assis sur le pavois, je considère le sillage que nous laissons dans le courant, je pleure mon aventure, je remâche ma rage. À la pointe de l'île le grand étalon nous observe. Je le vois pour la première fois sous le soleil d'une belle journée, sa crinière volant dans la brise qu'a levée la marée. L'Aigrette est maintenant dans ses lignes. D'un instant à l'autre elle va glisser sur la vase, s'aligner sur son mouillage qui la débordera du haut-fond.

Les minutes passent, L'Aigrette s'est décollée, elle ne s'aligne pas sur son mouillage.
— Je vais pousser au moteur, dit Teuf.
À peine enclenché, le moteur se met à tousser, perd des tours. L'échappement fume. Penché sur l'arrière, la gaffe à bout de bras, Teuf fouille l'eau. Plusieurs fois il tente de relancer. Marche avant, marche arrière : peine perdue. Il faut se rendre à l'évidence, l'hélice est engagée. Sans doute lors de l'échouage a-t-elle croché une aussière abandonnée là ?

Plusieurs fois il saute dans la yole. Plongeant sa gaffe il tente de reconnaître l'obstacle, de le crocher. En vain. Je l'entends souffler et grogner, sachant trop bien qu'il ne parviendra à rien.
— Qu'ai-je fait au ciel ? répète-t-il.
Pour finir il reste un moment prostré à regarder notre sillage. Un beau sillage maintenant. Je regarde ses gros poings, je m'attends à sa colère. Je l'aurais méritée. Dieu merci elle ne retombe pas sur moi, et cela me rend coupable plus encore.
— Laissez-moi faire, dis-je. Et j'ôte la chemise.
— Et si tu te noies ?
— Je ne me noierai pas.
— Le courant va te pousser sous le bateau.
— Coupez les gaz, lui dis-je, je ne tiens pas à finir dans l'hélice.
Teuf m'assure sous les bras d'une écoute dont il garde le bout, prêt à me hisser au moindre appel. Et il me confie son couteau de pêche.
— Prends garde, il coupe comme un rasoir.
Déjà je disparais sous l'eau.

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lexique et notes

Aussière (nom féminin) : Cordage de fort diamètre destiné au mouillage ou au remorquage.     retour au texte

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