Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre premier

Le fleuve est si proche de notre maison qu'aux marées de vive-eau il entre dans la cuisine. Grand-mère n'a jamais pu s'y faire. Maman ne cesse de pester, elle qui doit ôter la vase du carrelage. Moi je m'émerveille. Assis sur les marches, je suis à la fête. Devrais-je m'affliger ? Les meubles ne risquent plus rien, ni la pelouse. D'ailleurs chez nous l'eau n'est pas très salée, c'est encore la rivière ; et pour une fois le jardin sera bien arrosé. Les framboisiers surtout apprécient le limon de l'estuaire, à preuve qu'ils montent plus haut que moi, leurs tiges ploient sous les fruits. Tout au long de l'été j'en tire chaque soir une bolée que je partage avec ma mère. Humm ! Grand-père pardi les soigne ses framboisiers, il les bichonne. L'hiver il les rabat et leur met du fumier de mouton.

Grand-mère quant à elle ne jure que par les fleurs. C'est sa passion. En été la maison disparaît sous les massifs d'hortensias, les rosiers grimpent jusqu'à ma chambre. Moi je préfère les fleurs sauvages : les iris qui s'ouvrent en mai dans les palus, les jonquilles naines qui tapissent la vigne en mars. Quand j'étais écolier au village j'en portais chaque matin un bouquet à la maîtresse. Et le soir au retour, j'en cueillais pour Maman.

Notre maison n'est pas bien grande, pas bien fière, mais la prairie qui l'entoure semble courir sur des milles d'estuaire. Grand-père y échoue sa yole au plain d'eau, une roselière la prolonge jusqu'au vasard où nichent les tadornes. Sur le chemin du port s'élève la pêcherie : on y range le tramail, les avirons, les bourgnes, Grand-mère débite là le poisson. Les villageois y descendent, qui pour l'alose ou la lamproie, qui pour une moque de crevettes. C'est ma mère qui apprête le bouillon des crevettes. Lorsqu'elle y jette l'anis et le laurier, la pêcherie s'emplit d'une odeur de bonbon.

C'est là notre fief sur l'estuaire : terre, échoppe, logis, sans omettre la remise où s'empilent toutes sortes de vieilleries : des écheveaux de chanvre, des grappes de poulies, des foënes, une ancre plus haute que moi, cent apparaux dont j'ai oublié le nom. Cette remise, j'en fais mes délices les jours de pluie, j'y rêve lové en chat sur la meule d'un cordage, la tête dans l'étoupe. Nous y serrons également le bois de chauffe : le fleuve en charrie tant et plus ! Nous tirons au sec des troncs entiers que nous scions. Les soirs d'hiver, quand la rivière fait la méchante, comme on est bien au coin du feu ! Grand-mère fait sauter des crêpes, Grand-père ouvre une bouteille de piquette. J'éteins la télévision pour qu'il raconte des histoires. Maman monte dans sa chambre, je crois qu'elle est agacée.

Notre crevettier s'appelle L'Aigrette. C'est un ancien langoustier de Camaret. J'aime son allure marine, ses lignes bien pleines. Il est ancré à l'orée de l'estey. Sa coque est peinte en blanc. Avec ses haveneaux déployés qui lui font deux ailes, il ressemble aux aigrettes qu'on voit pêcher sur les vasières. De ma chambre je l'aperçois qui se balance. Parfois un vol de mouettes s'y pose. Notre yole, pour ce qui est de la robustesse, n'a rien à lui envier. Elle sort des chantiers de la Reuille. Sa quille est en chêne, sa coque bordée en sapin rouge. Sa carène est pincée de l'arrière pour parer le ressac. Grand-père me la laisse maœuvrer, je m'en tire bien, dit-il. Chaque année, la saison des pibales close, il la hale sur le peyrat. J'aime ce temps du premier redoux quand le port résonne des fers à calfat et fleure l'huile de lin. Les yoles claquent de neuf au soleil de mars. La nôtre, blanche comme notre crevettier, de loin se fond dans les houppées du clapot.

Au nord de l'estey, s'étendent des palus ponctués d'étangs, des laîches de carex et de scirpe où nichent les sarcelles. Grand-père y loue une tonne pour l'affût. Parfois il m'y emmène et me laisse porter le fusil. Par-delà s'étendent sans fin les mattes, basses terres défendues par une digue, pays des moutons, du maïs et du lin. Au sud de l'estey, perché sur ses vignes, le village compte une centaine de feux, la plupart sans enfants : d'aucuns redoutent que l'école ne doive bientôt fermer ses portes ! Près de l'église subsistent deux magasins, le boulanger et l'épicier, qui chaque jour poussent leur fourgon jusque chez nous en klaxonnant.

Moi depuis l'an dernier je fréquente le collège. Le bus me prend sur la route départementale, à la queue de l'estey, près de la vanne du Syndicat d'Irrigation des Marais. Il s'arrête sous le grand chêne, notre chêne devrais-je dire puisque c'est notre aïeul qui l'a planté. À la rentrée des classes Grand-mère y fait une encoche pour marquer ma taille, tout contre les encoches de Grand-père. Je suis plus grand que lui au même âge. Cette année j'ai grandi de dix centimètres. Grand-mère a dit qu'il me fallait maintenant une chambre à moi pour faire mes devoirs. Maman m'a cédé la sienne à l'étage. L'endroit est exigu, pourtant je m'y plais. J'aurais aimé savoir comment elle vivait là quand elle avait mon âge mais elle déteste qu'on la questionne. Elle s'est aménagé un coin dans les combles, un coin secret avec ses livres et sa musique, où la lampe reste allumée tard dans la nuit.

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lexique et notes

Tadorne (nom masculin) : le tadorne de Belon est un oiseau parfois migrateur, parfois sédentaire, des bords de mer et des estuaires, de la famille du canard.   retour au texte

Tramail (nom masculin) : filet constitué de trois nappes. Les deux nappes externes, aux mailles amples, sont lacées dans un fil fort ; la nappe centrale, aux mailles serrées, dans un fil fin. Le tramail est utilisé surtout comme filet dérivant pour prendre aloses, mules et lamproies.   retour au texte

Bourgne (nom féminin) : nasse allongée pour attraper les poissons. (Pour plus d'informations, voir la partie encyclopédique.       retour au texte

Estey ou étier (nom masculin) : Mot dérivé du Gascon Estèu, Estèy, désignant un fossé, un chenal. Désigne sur l'estuaire de la Gironde un petit cours d'eau côtier qui draine des terres basses et dont l'embouchure abrite souvent un petit port de pêche.    retour au texte

Haveneau (nom masculin) : filet à petites mailles en forme de poche et monté sur un cadre pour prendre crevettes et petits poissons. Ce cadre peut être de petite taille et constituer par exemple une épuisette qu'on tient à la main. Mais il prend parfois des proportions plus importantes, comme c'est ici le cas. Le crevettier de la Gironde est équipé de chaque bord d'un de ces immenses cadres qui, remontés lorsqu'il n'est pas en pêche, débordent largement de la coque.    retour au texte

Pibale (nom féminin) : Nom local de la civelle, alevin de l'anguille, dont la pêche se partique en hiver. (Pour plus d'informations voir la partie encyclopédie)    retour au texte

Peyrat (nom masculin) : Cale inclinée bâtie en pierre permettant d'accoster ou d'embarquer à toute heure de la marée.    retour au texte

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