Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 2

Ces primes années, longtemps je les ai cru perdues. Je les croyais éteintes et voilà qu'elles revivent. La nuit, parfois je m'en effraye, des voix me hèlent, des souvenirs me tiennent éveillé...

Grand-père tire sur les avirons. Assis entre ses genoux, je regarde le fleuve. Tandis que le filet dérive, il tire à petits coups pour le garder en ligne et raconte une histoire. Du temps de sa jeunesse, monter à bras jusqu'à Bordeaux ne le rebutait pas. Il amarrait la yole au Pont de Pierre et zou ! Cours Victor Hugo où se tient le marché. Sitôt chiné sa pêche, il courait chez Larrieu, rue Sainte-Colombe : pour des aiguilles, du crin, un écheveau de lin, pour rien tantôt, pour voir. Parfois le temps lui manque, le premier jusant s'avance. Mais si pressé qu'il fût, jamais il n'eût omis une gâterie pour sa mère : c'est quatre sous de galette, c'est un pain de sucre roux, des dentelles ou que sais-je ? Et hop ! taille la route ! Ah fallait voir au débarqué le matelot livrer son butin. Voilà qu'un sacré jour sa mère prend le paquet, et qu'est-ce qui lui chatouille les doigts, ça bouge oh mais ! ça siffle, ça pioule ? Quel fou-rire, du paquet sort une couvée d'oisons affamés ! C'est là tout Grand-père : un dur au cœur tendre ; pas comme ma mère qui ne sait pas me prendre dans ses bras. Quand je lui souris elle regarde ailleurs ; si je m'approche, elle me repousse. Quoi que je fasse, je l'indispose. Parfois je lui cueille des fleurs mais au dernier moment je les offre à Grand-mère. Elle au moins m'embrasse et me serre contre son cœur. Elle voit bien que je souffre.

La rivière, Grand-père la pratique de jour comme de nuit. Tout gamin il allait à Patiras, sur les tombées de l'île, cueillir des mirabelles. L'hiver c'était pour tirer les vanneaux à la fronde. Le gardien du phare le régalait de bécasseaux braisés sur les sarments. Grand-père a encore l'eau à la bouche, il parle des croûtons posés sur la lèche-frite et gorgés du jus de l'oiseau. Je crois que le bonhomme, qui ne voyait personne, appréciait ses visites. Histoire de l'épater Grand-père avait juré qu'il rejoindrait l'île à la nage. Eh bien il a tenu parole. Une autre fois, l'hélice de L'Aigrette était prise dans un filin, il l'a dégagée seul, en plein hiver. Il s'est mis à l'eau, le couteau entre les dents. C'est mon histoire favorite, je ne sais combien de fois je l'ai racontée au collège. Dégager l'hélice, j'en rêve, je m'y vois déjà.

Grand-père est un vieux sage au regard clair qui fut jadis un guerrier fou, une sorte d'irréductible de l'estuaire. Il en connaît des histoires ! C'est lui qui m'aura légué ce goût de tourner un récit. À l'époque dont je parle, tout gamin que je sois, je me sens des fourmis dans les jambes ! Pour mes douze ans, Grand-père m'a façonné un filet à crevettes, une truble. Rien de mieux pour vivre de la rivière ! Des crevettes, il s'en trouve partout. Pour le reste il suffit de grappiller des raisins, dénicher des œufs, cueillir des champignons. Sans compter les poireaux sauvages dans les vignes, les pommes... et je passe les poissons ! Si tu restes coi, les mules qui sont friands viennent gober les algues sous la coque. Tu leur glisses l'aviron sous le ventre, et hop ! Ma mère dit que Grand-père me farcit la tête.

Pour mes treize ans, Grand-père m'a menuisé une paire d'avirons. Un jour moi aussi j'irai à Bordeaux sur la marée. Mieux vaut n'en rien dire à Grand-mère, elle redoute la rivière. Et l'âge n'arrange rien ! Lorsque Grand-père part seul en pêche, quelle histoire ! Supposé que je l'accompagne, elle s'en alarme plus encore. Eh quoi ?

Cette année-là je passe des jours entiers sur l'estuaire, quitte à sécher les cours. Le Principal du collège a convoqué Maman. Il parle de prendre des sanctions. Les professeurs peuvent dire ce qu'ils veulent, je m'en fiche, mon école à moi, c'est la rivière ! Et mon professeur, c'est Grand-père. Il en sait des choses. Comment peut-on apprendre tant en une vie ? Les poissons, les oiseaux, le ciel, il connaît tout. Il sait changer un bordé, latter un pont. C'est lui qui m'a appris à godiller d'une main, et à ramender le filet, et à façonner une nasse avec la ronce et l'osier refendus. Lui, il est pêcheur de toujours, pêcheur avant d'être né, puisque son père l'était, et le père de son père.

Le Principal prétend que faute d'apprendre les mathématiques et le français, je ne saurais devenir pêcheur. Qu'en sait-il ? Comme s'il fallait être fort en thème pour vivre avec la rivière ! Et comme si l'on pouvait à force d'algèbre surpasser les hommes qui l'ont apprise sur le tas et qui savent s'y tenir ? Y vivre des années durant, voilà toute la difficulté. Faut la subir, cette Dame ! répète Grand-père. Aussi enrage-t-il contre ceux qui croient la maîtriser avec des chiffres et qui décident sans savoir. Les gens peuvent bien murmurer : ce qu'il a à dire, il le dit, aux élus comme aux collègues, notamment à ceux qui surpêchent et qui épuisent la rivière. Quand il s'échauffe, Grand-mère s'efforce de le calmer. Un jour il n'est pas rentré de Bordeaux où il était allé manifester : il aurait passé la nuit au poste de police... Sacré Grand-père ! La rivière, il y croit et il sait le dire.

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lexique et notes

Bordé (nom masculin) : les bordés sont les planches qui, fixées sur les membrures d'un navire, forment la partie externe de sa coque, son bordage.    retour au texte

Ramender : réparer le filet, repriser.   retour au texte

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde