Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 8

— Tu ne veux vraiment pas goûter mon vin, insiste Grand-père ?
Puis, dédaigneux :
— Tu préfères ton jus de chique ?
Aujourd’hui l'oncle Paul est venu déjeuner. Plusieurs fois ces derniers temps il a écrit pour prendre des nouvelles. Comme nous tous, il s'inquiète pour son père, il redoute cette indisposition qui tait son nom. À table il me fait face, assis du côté des hommes. Grand-père préside, dans l'axe. Ma mère et Mamie tiennent le bas-bout, côté cuisine. Grand-père, quoi qu'il en ait, s'inquiète. Sa jovialité sonne faux. Pour mieux masquer son trouble, il redouble de férocité. L'oncle Paul reste égal sous les sarcasmes, sachant trop bien à quoi s'en tenir. Moi, je me tais.
— Je t'ai posé une question, insiste Grand-père en emplissant d'autorité le verre de son fils.
Paroles pour rien, Grand-mère a déjà mis l'eau à chauffer sur le gaz pour lui faire un café. À l'école l'oncle Paul était brillant, c'était un garçon sensible. Grand-père n'apprécie pas les gens sensibles, c’est aujourd'hui que je le comprends. Quant à Maman, pour apaiser son père, elle s'est crue obligée de faire la sotte alors qu'elle eût aimé briller. Restée gamine de caractère, elle s'en dédommage par des manières d'oison fugueur. À Bordeaux, sous l'aile de son frère, elle s'autorise à retrouver son fond, elle tente de reprendre un essor longtemps suspendu. Elle rêve de se refaire une vie loin du regard des siens, une vie bien à elle. Je crois qu'elle a engagé une psychanalyse. La crise ne devrait pas tarder.

Tout cela bien sûr, l'enfant de naguère était censé l'ignorer. Au reste qu'eût-il compris au destin des plus grands quand eux-mêmes peinaient à démêler leur fil ? La présence rare de l'oncle Paul, son écoute, l'abord de l'épreuve, tout les portait à voir clair en eux. Le cœur enfiévré, ils ne se gênaient plus pour parler devant moi, pressés qu'ils étaient de se défaire de leurs secrets.
Bref l'oncle Paul aimait l'école, chose impensable au pays. Incompris, empêché d'entreprendre des études, il se résolut à l'exil. Il partit mais il partit les mains vides. À l'époque dont je parle, il travaille comme garçon de café. Il écrit, murmure-t-on, et parfois déclame sur une scène du quartier Saint-Michel. Comme j'aurais aimé alors lire ses poèmes ! Je comprends cependant qu'il n'y tînt pas. Il fait celui qui a coupé les ponts. C'est dommage qu'ici ses dons aient été rejetés. Comme si le fleuve devait ne s'accommoder que de gens rudes ! Grand-père a pris le bon rôle : lui du moins abat sa besogne. Et quel compère ! Il profite, il réjouit son pantalon. L'oncle Paul est sec comme une trique, le tissu lui claque aux fesses. Il faut l'amarrer quand il vente, dit Grand-père.

Le jus de chique donc, chez nous c'est le café. L'oncle Paul boit volontiers du café. Trop sans doute car ses mains tremblent. Les gens d'ici boivent du café, mais arrosé. L'oncle Paul ne boit pas, c'est-à-dire qu'il ne boit pas d'alcool. Tout à l'heure il a profité d'un instant d'absence de Grand-père pour vider dans l'évier le vin qu'il lui avait servi. Pour comble, il a porté des livres à ma mère. Après le repas, elle s'enfermera dans sa chambre avec son trésor. À moi aussi il a offert un livre. Grand-père enrage. À la maison il est des choses qu'il vaut mieux taire, comme cette passion de l'oncle Paul pour la lecture. S'il le pouvait, Grand-père irait biffer le registre d'état civil. D'ailleurs sur notre chêne, les toises de l'oncle Paul ne sont qu'ébauchées. Il a tôt pris le contre-pied en tout. Il ne parle ni chasse ni pêche, il ne s'intéresse pas aux femmes, il n'aime ni manger ni boire, il n'a pas le permis de conduire, il vit exclusivement à la ville et de préférence la nuit. Moi j'aurais aimé le rencontrer plus longuement. À l'époque de ce repas, j'en rêve. Pressentais-je que bientôt je le retrouverais ? C'est grâce à l'oncle Paul que je reprendrais goût au collège, que j'entrerais enfin au Lycée de la Mer. Et ce récit, c'est aussi grâce à lui que je l'entreprendrais. Mais bien des années encore s'écouleront sans que j'en trouve l'audace. Pour l'heure Grand-père a reporté sur moi l'ambition qu'il avait pour son fils. Son affection jalouse me garde.

Tout le temps de ce repas je sentirai l'oncle Paul à mille lieues de nos propos. Par la fenêtre, on aperçoit un fleuve qui s'étend à perte de vue, roulant sous une bise tenace. Grisé par l'étendue sauvage, dévoré de mirages, l'oncle Paul nourrit des pensées qui le débordent, et murmure d'une voix décalée que je saurai plus tard être la voix du fleuve. Grand-père feint de ne rien entendre : qu'un tel fils pût donner voix au fleuve, quelle farce ! quand lui, vieux grognard, n'est plus même compris des siens ? L'oncle Paul n'a certes rien de ce fils du fleuve qu'avait rêvé son père, lui chétif, les traits paradoxaux d'un possédé, le teint brûlé par le tabac et la chimère.

Cet oncle, dois-je le dire, j'en avais peur, une peur qui me suivait jusque dans mon sommeil. Voilà l'homme qui portait la chose, attendant que je m'en saisisse. C'est lui qui, plus frayé aux voix obliques, recueillera la mémoire éparse des lignées et la mettra en mots; c'est lui qui démêlera cette histoire de la maison dans l'île dont Grand-père m'avait livré les prémices ; c'est lui encore qui dans ses poèmes fera chanter les mânes de ce peuple oublié de la rivière. Usé par cette voix qui dans ses jours ultimes le minait, il s'effaça trop vite. Je me souviens de son regard de visionnaire, du cerne violine qui lui buvait les yeux. Grand-mère finira sur le tard par regagner sa ville et son enfance : c'est elle qui veillera sur les derniers moments de ce fils étonnant. L'oncle Paul, j'en suis sûr, est retourné au fleuve, il était tissé de ses eaux.

Mais auparavant, sentant venir son temps sans doute, il se rendit dans l'île. Espérait-il de ce pèlerinage aux sources un répit à son mal ? À regarder les clichés qu'il prit de la maison, du fleuve, et des derniers îliens, de tristes pensées me viennent. Cette maison dans l'île, j'en conterai l'histoire un jour... Pour l'heure il me faut revenir à ce repas où pour la première fois l'oncle Paul m'apparut dans toute sa stature. Déjà il semblait que personne n'entendît plus le parler du fleuve, comme si, en se retirant, cette ère dont j'ai traversé les ultimes remous avait emporté sa langue, comme si l'oncle Paul en avait dû accompagner l'exil et descendre avec elle dans l'oubli. Sa relégation préfigurait celle plus grave, infiniment plus grave, du fleuve. Cet exil du dieu, cette défiguration que pressentait Grand-père sous l'attitude de son fils, qui le fâchait et qu'il n'était pas préparé à comprendre, ce retrait, a laissé confondue une époque dont toute ferveur s'est détournée.

Ce jour-là donc, tandis que Grand-mère achève de desservir la table, aveugle et sourd encore, je ne cesse de me demander pourquoi l'oncle Paul est venu déjeuner, lui qui ne vient jamais. Après le café, Maman lui a fait les honneurs de son perchoir. Ils s'y sont enfermés jusqu'à l'heure du bus de Bordeaux. Qu'est-ce qu'ils complotent ? Même l'oreille collée à la porte je ne parviens à rien entendre. C'est la faute à leur satanée musique ! Selon moi, cette visite de l'oncle Paul ne présage rien de bon.

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