Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 6

Ainsi bon gré mal gré avons-nous dû cette année-là clore avant l'heure la saison de l’alose, et laisser notre lan aux confrères. Pour le moins la yole noire ne reparaîtra plus de longtemps. Aujourd'hui encore les anciens racontent aux plus jeunes comment nous avons défendu le village. Ces forbans ont pris une bonne leçon. Déconfits, contraints de rapiécer le tramail, il leur en aura coûté le panache ; et leur gain s'y sera englouti. Bien fait !

Ce jour-là, le premier des grandes vacances, Grand-père somnole dans la chaise-longue sur la prairie. Chaque fois qu'il s'éveille, il tourne son regard vers L’Aigrette échouée dans l’estey et soupire. La yole est tirée au sec, c’est le bas d’eau. La chaleur fait trembler l'air sur la vasière, les mouettes remontent la rivière. Hier l’épicier, qui possède une voiture, a ramené Grand-père de la maison de convalescence. Le médecin du canton, qui connaît bien son monde, a tenu à redire clairement les choses. Il vient de nous quitter. Selon lui, Grand-père a eu de la chance, il aurait pu succomber à son attaque ou rester hémiplégique, oui une belle chance ! Mais pour l'heure, dit-il, son état demeure alarmant. Prudence donc ! Grand-père fait l'impassible en entendant tomber le verdict : repos complet !
— Mon petit Lucas, dit-il, tu n’es plus un enfant ! C’est toi qui as ramené la yole. Tu sais relever le tramail, tu es un vrai pêcheur d’aloses. Quelle pêche tu as faite ce jour-là ! Ah mais par exemple, ceux d’en face nous leur avons montré qui commande ici !

Grand-père parle avec gêne, il mâche ses mots. Mal remis, il est encore un brin paralysé du flanc droit, sa jambe traîne quand il marche. Néanmoins il a gardé sa force morale, il tient plus que jamais à défendre ses idées :
— Mon petit Lucas, il te faudra bientôt me remplacer à la pêcherie. Il est temps d’y penser.
— Il est trop jeune, fait remarquer Grand-mère, et puis...
— Trop jeune ? coupe Grand-père qui ne supporte plus que sa femme le contredise. Moi à son âge j’allais à l’aviron jusqu’à l’île de Patiras, rendre visite à mon oncle. T'en ai-je parlé, mon petit Lucas ? Écoute : l’oncle André, que tu n’as pas connu, le frère aîné de mon père, avait hérité la maison familiale sur l’île ; mon père quant à lui avait hérité la pêcherie, là où maintenant nous vivons. Cette pêcherie est entrée dans notre patrimoine par mon aïeule. Certes c’est la pêcherie qui nous fait vivre aujourd’hui, cependant l’île, vois-tu, c’est le berceau de notre lignée, la racine de notre mémoire. La maison de l’oncle est toujours debout, pour autant elle menace ruine, comme tout ce qui reste de Patiras. Je t’y emmènerai quand j’aurai retrouvé des forces. Pauvre île ! Ah il faudra bien que les hommes y reviennent ! Cette maison, Lucas souviens-t'en, il faut la relever. L’oncle André a disparu sans enfants, de la sorte son bien nous échoit. Ah que n’ai-je vingt ans de moins...

Grand-mère maugrée, elle n’ose pourtant insister : à ergoter elle échauffe Grand-père. Elle craint de faire monter sa tension. Elle se retire, mais je la sens butée. Nous en reparlerons. Maman chantonne, je me demande à quoi elle pense. Moi je pense à cette maison sur l’île. Je sais que Grand-père y pense, lui aussi. Il redoute que ceux d’en face n’aillent s’y installer. Le Port Autonome de Bordeaux ayant placé des bouées lumineuses pour border le chenal, le phare qui jadis permettait aux navires d’en suivre l’alignement n’est plus servi, la maison du gardien, fermée, tombe en ruine. L’île, pour ainsi dire déserte, est devenue le fief des braconniers.

Il ne se passe pas de jour que Grand-père n’évoque l’audace de ceux d’en face. Quand je vois son visage s’empourprer, je sais qu’il y pense.
— Montons une expédition punitive, répète-t-il. Ces gens-là ont besoin d’une bonne leçon, faute de quoi ils vont s’enhardir. Je ne serais pas étonné de les voir un jour se glisser jusque dans notre estey. Cette expédition, je rêve d’en être. Je m’en fais une image conforme aux aventures de mes héros favoris, ceux que je retrouve dans les romans, coureurs de mers, pilleurs d'épaves... Allons-y, oui ! Cette fois-ci Grand-père tiendra la barre, moi je monterai à l’abordage, sabre au clair. Un sabre, cela doit pouvoir se trouver, non ? Grand-mère et Maman chuchotent en hochant la tête.

Oui, Grand-père a gardé sa force morale. Il a pourtant bien de la peine à comprendre les temps nouveaux. L'estuaire de toujours, celui de son enfance, s'estompe, il entre dans l'autrefois, dans la légende. Grand-père sent les choses lui échapper, il commence à perdre sa belle prestance. Tout le chagrine : la rapidité croissante des yoles, la performance décuplée des filets, l'envolée scandaleuse des profits. Il s’attend au pire : du poisson, il n'y en aura bientôt plus dans la rivière. Pouvais-je deviner que les évènements viendraient confirmer sa crainte ? Longtemps j'ai accusé notre zèle guerrier sur le fleuve — pour quel profit ? Pour une couronne de laurier ! — d'être source de cette cohorte de drames et de deuils. Décidément il en coûtait trop. Eussions-nous cédé notre lan que Grand-père épargnait son cœur ; un temps encore l'esprit d'antan eût protégé notre maison. La chose va de soi ! Une voix plus profonde pourtant, une voix montée du fleuve, me souffle aujourd'hui que cette querelle — et tout ce qui s'en suivit — était vouée à clore une ère de rivalité entre rives. Les évènements que je rapporte auguraient d'un âge où le fleuve, loin de séparer les hommes, serait leur trait d'union. Quant à cette fameuse expédition punitive, Grand-père n’aura pas le loisir de la monter. Les forces déjà lui manquent pour assurer sa pêche. Du reste ceux qui formaient équipe pour de telles razzias ont, comme Grand-père, passé la main. Certains ne sont plus de ce monde. Voudrait-il l'oublier ?

Cette année-là, nous n’irons pas taquiner le maigrat sur la rive charentaise. Ceux d’en face auront gagné cela. L’été nous le passerons sur la pelouse. C’est qu’il a maigri notre convalescent, ses muscles ont fondu ! Grand-mère se dépense pour l'amener à suivre son régime. Sans sel et sans matière grasse, elle parvient à lui mijoter des petits plats, et je ne suis pas le dernier à me resservir. La cuisine familiale, c’est autrement appétissant que l'ordinaire de la cantine ! Somme toute, sans ces continuelles disputes, Grand-mère ne trouverait rien à y redire, pour une fois qu’elle peut garder son homme à la maison ! Elle sait mettre à profit l'aubaine pour rassembler plus souvent la famille. Quel régal ces retrouvailles au bord du fleuve, quelles fêtes — si Grand-père ne ranimait à tout propos des litiges clos de longtemps !

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