Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 21

Une série de vagues puissantes soulève et chasse la yole. À main gauche défile la muraille d'un cargo montant. Un autre le suit de près, dont la silhouette déjà plombe la brume. Attentif à ne pas verser, j'attends pour mieux les examiner que leur dernière vague m'ait déposé.

Quelle distance ai-je parcourue depuis que j'ai quitté l'île ? Dans cette purée de pois, je peine à distinguer les bouées du chenal. Je me retourne sans cesse, de peur d'un abordage. Lancée par le courant, la yole s'y briserait. Et pas question de serrer la rive, plus périlleuse encore avec ses appontements en saillie et ses cabanes de pêche sur leurs pilots. Comment prendre mes repères ? Je présume me trouver au droit de la digue qui prolonge l'île et ferme le bras mort : sous la rumeur des raffineries du Bec d’Ambès, je discerne à main droite un murmure, sans doute le chuintement des eaux sur ses enrochements. Par place la brume s'amincit, le ciel éblouit. Une odeur plombe l'air étouffant : les relents de la torchère. Sans cette brume je verrais les quatre cheminées de la centrale électrique, et vers l'amont le méandre du fleuve. Dominant la lisière des aubiers, je verrais en filigrane les pylônes du Pont d'Aquitaine. Bordeaux n'est qu'à quelques milles à vol d'oiseau, et à peine plus par le fleuve. J'y serai dans deux heures si tout va bien. Je doute fort que Teuf me trouve à présent. Me chercherait-il encore, qu'au Bec d'Ambes un trait de génie pourrait le faire entrer en Dordogne, ce fou.

Les deux cargos s'éloignent, laissant la rivière agitée par le ressac. Je m'efforce de remettre de l'ordre dans la yole où mon paquetage a versé. À entendre le bruit qui monte d'aval, j'ai le sentiment qu'approche un troisième cargo. Difficile à dire toutefois, de partout le ronflement des machines emplit le fleuve, les cornes de brume se répondent. J'écarquille les yeux, suspends mon souffle pour mieux deviner. Occupé à scruter l'aval, j'ai manqué de voir la brume s'amenuiser vers Bordeaux. Ahuri j'émerge de la nappe. Tombant de partout la clarté blesse les yeux, multiplié par le clapot le soleil étincelle. La rive n'est pas à la place que je croyais, ni la digue, je suis désorienté. Et voilà qu'émerge à son tour le troisième cargo : un transport de grain en vrac qui va charger aux silos de Bassens. Les matelots se hâtent de libérer les panneaux de cale, leur vacarme s'ajoute au bruit des machines. Le cargo est lège, il dresse tout près de moi — trop près ! — un mur qui cache la rivière. Le timonier, qui dans la brume ne m'a vu qu'au dernier moment, lance un coup de sirène bref. Son bulbe d'étrave déchire et lève l'eau. Mon vieux Lucas, ne te laisse pas surprendre, aborde la vague d'étrave de trois quarts sinon tu vas te retrouver à l'eau. Je négocie la triple lame, me voilà sur la dernière crête, je chante victoire, je chante encore quand de derrière le cargo jaillit L'Aigrette que je n'avais pu voir ni entendre. Aïe !

Teuf a deviné que j'allais me réfugier sur les hauts-fonds où il ne pourrait me suivre. Il s'élance pour me couper la retraite, il arrive, il va m'éperonner ce fou ! Avant que j'aie pu plonger, il a bousculé la yole. Le bois craque, le choc me jette dans le fond, déjà Teuf a passé une saisine à mon bord, il bondit sur moi.
— Alors mon gars, on voulait filer ?
Il demeure un instant à m'écraser de tout son poids pour s'assurer que je me rends à son arbitre. Je sens sa barbe contre ma joue, l'acidité de sa sueur, les bonds de son cœur, tandis que nos embarcations sur leur lancée vont s'échouer sur le haut-fond. J'entends l'hélice brasser, puis cogner, avant que le moteur ne cale. La vague que nous avons levée court sur la berge, je l'entends interminablement froisser les roseaux.

Lorsqu'il me fait relever, je vois que L'Aigrette gîte sur tribord. Pour le coup nous sommes échoués, bien échoués. Il me pousse à son bord et me suit d'un bond. Ah il peut jubiler ! Il a retrouvé la yole et le voleur. Quant à moi, quel gâchis ! Mon voyage est compromis, je n'atteindrai pas Bordeaux. Une tristesse infinie m'envahit à l'idée que tout dès lors ne pourra qu'empirer. Et maintenant, mon vieux Lucas, attends-toi au pire, voilà Teuf qui retrousse ses manches.

Un pied sur le pavois, je m'apprête à plonger, quand il me saisit par les cheveux et me culbute. De douleur l'eau m'en perle aux yeux. Sans attendre je me suis relevé, le poing prêt à partir. Et lui de m'entourer à bras contre sa poitrine, si fort que j'en entends mes côtes craquer. À court de souffle, horrifié, je prends le parti de me livrer. Il me pousse dans la cabine. J'y retrouve les traces de Grand-père, cent bribes de notre vie sur la rivière : notre ligne de sonde dans sa caissette, lovée sur un bois flotté que j'avais taillé. Et là, sur la cloison, le crâne de cormoran que nous avions trouvé sur l'île, son bec blanchi au soleil et au vent. Et la tresse de roseau sur la roue du gouvernail, avec ses épissures et ses grappes de naissain. D'émotion j'en oublierais Teuf. Ce n'est pas le moment, cette brute est capable du pire. Sur le fleuve, personne pour s'interposer. Si ce fou veut en finir avec moi, il peut prétendre qu'il a retrouvé la barque vide. Personne n'ira le contredire. Le voilà justement qui achève de tonitruer dans sa radio portative, le voilà qui revient.
— À genoux, hurle-t-il, à genoux !
Et comme je fais le fier, il me déchire l'oreille, m'agenouille et me plaque contre la cloison :
— Et ne t'avise pas de sauter par-dessus bord : j'irais te repêcher avec le canot. Et avec moins d'égards, poursuit-il en posant sa radio.
J'aperçois sous le tableau de bord, la pétoire que je l'ai vu décharger sur les molosses cette nuit.

Si seulement je parvenais à saisir le poignard de l'oncle Maurice ! Hélas il a un pied sur la trappe. Je tente de le bousculer. Peine perdue. Il m'écrase le ventre de son genou, un gros rire lui pétrit la gorge. Mes doigts suivent le bord de la trappe, je vais l'ouvrir quand me tirant par les cheveux, il me relève, colle sa tête à deux doigts de la mienne, et braquant ses yeux dans les miens :
— Rappelle-toi mon gars : moi, faut pas venir me chercher !
Le voilà qui me jette à nouveau sur le pont. J'y roule. Et tandis qu'il s'apprête à sortir :
— J'ai prévenu par radio la gendarmerie maritime qu'on ne cherche plus mon canot. Ils nous attendront à Bordeaux.
— À Bordeaux ? dis-je, soulevant enfin la trappe.
— Tant qu'à faire ! J'ai passé la matinée à refouler, cette fois nous suivrons la marée. Et sans même se tourner vers moi : les gendarmes vont prévenir ta grand-mère qui les avait déjà alertés. As-tu pensé, petit, à l'inquiétude que tu lui as donnée ? Ne recommence jamais.

Et moi j'ai laissé retomber la trappe.

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lexique et notes

Lège : Le cargo ne porte pas de cargaison. Voyageant à vide, il est peu enfoncé.dans l'eau.          retour au texte

Refouler : Naviguer contre le courant.           retour au texte

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde