Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 11

Grand-père est mort comme un héros : sur sa rivière. Ce jour-là, à peine rentré du collège, je sens qu'un drame s'est noué. La chienne des voisins hurle sans fin, c'est une plainte montée de la nuit des âges. Impossible de l'apaiser. Un ciel frais et sec tient l'estuaire depuis quelques jours, ce ciel d'acier que nous connaissons l'hiver. Notre crevettier est à poste dans l'estey, la yole à couple. Sur le pavois les mouettes se chamaillent comme s'il n'était personne à bord. Grand-père travaillerait-il dans la soute ? À la tombée du jour, comme il tarde pour la soupe, je le hèle du quai. Une fois, dix fois : pas de réponse ! Alors j'emprunte le canot du voisin et gagne L'Aigrette. Je le trouve allongé à l'arrière. On dirait qu'il dort. Le pinceau lui a glissé des doigts, le pot de peinture est renversé. Le médecin diagnostiquera une embolie. Il fallait s'y attendre, essoufflé qu'il était et jamais pressé de se faire soigner. Négligent, même quand il s'agissait de prendre ses médicaments ou de suivre son régime. Pauvre Grand-père ! Moi je n'ai pas pleuré, pas ce jour-là. Je suis trop bouleversé pour laisser couler mes larmes.

Grand-père voulait être incinéré. Il voulait que ses cendres soient répandues sur le fleuve. Le maire vient de monter à bord. Une dizaine de yoles suivent notre sillage, seule L'Aigrette est restée dans l'estey. J'aurais su pourtant la barrer, c'est moi qui la menais quand nous étions en pêche. Oui j'aurais voulu conduire Grand-père au fleuve, j'aurais aimé l'accompagner comme un seigneur, sur son crevettier, je lui devais cet ultime salut. Je suis trop jeune hélas : pour mener L'Aigrette il faut avoir le permis. C'est un pêcheur de Saint-Estèphe qui nous prend à son bord. Ses collègues embarquent tous ceux qu'ils peuvent dans leurs yoles. Une foule émue emplit le port. Les villageois sont descendus nombreux : ceux et celles de la vigne sont là, et mes amis. C'est que Grand-père était aimé. Ceux qui n'ont pu monter dans les yoles resteront sur le quai jusqu'à notre retour, serrés dans le vent glacé.

Maman, qui est venue sitôt alertée, a son visage de bois. À quoi songe-t-elle ? C'est elle qui a loué une voiture et amené l'oncle Paul. Il est là, enveloppé dans sa gabardine que le vent fait claquer. Il en a relevé le col pour couvrir un eczéma qui d'heure en heure lui enflamme le cou. Seul dépasse son crâne rasé. Il paraît amaigri, à bout de souffle, il dissimule son regard derrière des lunettes noires. Le moment est mal choisi pour poser des questions. Le maire prononce son discours. Sa voix s'épuise à couvrir le battement de la machine, les mots se perdent sur la rivière. Une nuée de pigeons fuse du clocher et descend sur nous : le curé qui n'est pas chien a fait sonner le glas, bien que nous ne missions jamais les pieds à l'église.

Grand-père m'a raconté bien des fois les funérailles de son père, que je n'ai pas connu. Il est mort lui aussi d'une maladie de cœur. En ce temps-là, personne ne se faisait incinérer. La bière devait rejoindre le cimetière, le cortège s'étirait dans les vignes derrière le corbillard. Dans l'allée centrale s'élève un caveau à notre nom. Je suis allé le reconnaître avec Grand-mère, y porter un chrysanthème à la Toussaint. Sur la pierre s'égrainent les noms des ancêtres, jusqu'à celui qui a planté notre chêne au fond de l'estey, et qui semble être le fondateur du clan. Avant lui la lignée paraît se perdre. Ce cimetière est battu des vents, et Grand-mère m'a bien répété qu'elle ne voulait pas y être enterrée. J'y mourrais de froid, dit-elle. J'ai le sentiment qu'elle rêve de retrouver le Bordeaux de sa jeunesse. C'est bien naturel. Notre pays est un endroit rude, il faut pour l'apprécier y être né.

Le maire vient de conclure son discours. Le silence se prolonge, personne ne souffle mot. Maman qui porte l'urne reste prostrée. Alors je la lui prends doucement des mains. Je la serre contre moi. Elle est tiède encore. Je fais un pas jusqu'au pavois, je demeure un instant à regarder la rivière. Comme c'est léger une vie ! Quand je les verse, les cendres font sur l'eau un chemin. Des murmures courent, j'entends des sanglots.

Un enfant présente à Grand-mère une corbeille de pétales. Elle en jette une pincée au vent. La corbeille passe de main en main, chacun fleurit le sillage. Grand-mère pose sur l'eau une couronne d'herbes piquée de roses séchées, une couronne qu'elle a tressée avec des plantes de chez nous. La flamme d'une chandelle y luit qu'un verre protège du vent. Grand-père aurait aimé ce geste, ce rite antique dédié aux péris en mer.

Grand-père entre au pays du fleuve, un feu se propage en moi, c'est le deuil. Comment saurais-je, soûlé de peine, qu'il entre notre aimé dans la mémoire des lignées : plus qu'aucune terre d'estuaire, la demeure que s'est choisie le fleuve, c'est son peuple. Perdus dans nos pensées, tous nous regardons les eaux emporter vers l'océan la gerbe et son lumignon. Le ciel est gris, les mouettes criaillent. Mamie retient ses larmes, elle est furieuse. Ma mère m'embrasse, je sens ses larmes sur ma joue. J'aimerais la retenir, je la sens pressée de repartir avec l'oncle Paul. Qu'elle ne vienne pas dire le contraire ! Comme si elle ne pouvait rester un peu avec nous ! Je crois qu'elle a eu des mots avec Grand-mère, des mots sur lesquels il est difficile de revenir. Elle garde les yeux baissés, elle se sent coupable, elle ne sait plus de quoi est fait son mal. Là-bas le clapot disperse les dernières cendres, chacun retient son souffle, je laisse l'urne glisser à l'eau. Je regarde au loin L'Aigrette dans l'estey, blanche et légère, ses bras levés, ses filets qui frissonnent. Je la regarde, dans la lumière basse de février où tourbillonnent trois flocons de neige.

C'est ainsi qu'est parti Grand-Père. Il est parti quelques années trop tôt. Je ne pense à rien de bon pour les temps qui viennent.

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lexique et notes

Pavois (nom masculin) : Partie de la coque située au-dessus du pont et servant de garde-corps ; action de pavoiser, fanions utilisés pour correspondre à vue.     retour au texte

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