Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 20

Sans Grand-père, sans les histoires qu'il me contait, comment aurais-je trouvé la force de joindre Bordeaux par la rivière ? Et sans les chevaux, sans leur fougue, je frappais aux volets du domaine. Le régisseur eût donné l'alerte, c'en était fait de ma quête.

Dans le petit-matin, seul dans la brume, perdu sur une île de l'estuaire, je fais le point et je reprends courage. La rivière me conduira jusqu'à Bordeaux, j'en ai la certitude. Quoi qu'il advienne le fleuve ne m'abandonnera pas. Ce que j'ai vu cette nuit, ce que j'ai vécu, je fais serment de le garder vivace en moi, je promets d'y rester fidèle.

Cette inspiration, il me fallait la partager de suite, mais où trouver les mots pour la dire. Et quand bien même, qui aurait su l'entendre ? Ma gaucherie me rendrait donc solitaire à jamais ? Aujourd'hui comme alors je souffre de cet esseulement, il n'est que la rivière où je me sache compris. Là, je me sais en harmonie, je me sens adopté. Mais tout clairvoyant que je sois, il est ce matin-là une aide que je suis loin de soupçonner : celle de l'oncle Paul. Sans lui, sans son écoute, trouverais-je à présent la force de témoigner, de rompre ma solitude ? Ce livre, je le répète, c'est avant tout son œuvre, c'est un monde frère de la rivière.

Tout en pensant de la sorte, dans mon canot plus heureux qu'un roi, je hume le relent des vasières. J'y discerne, nappant la brume, des senteurs d'herbe mêlées au suint des chevaux. Je savoure le "toc-toc" d'un pic-vert, les jacasseries d'une pie. Haut par-dessus la brume je devine un avion qui prend son alignement pour atterrir à Mérignac. Je sens par-delà l'île et le bras mort l'arôme du vignoble de Margaux, je distingue le piquant d'un foyer — celui du régisseur de l'île ? — et liant le tout, tenace et mythique, mon propre fumet de chien mouillé. À cette heure, Grand-mère doit s'empresser dans sa cuisine. Elle passe la chicorée, elle tranche la miche, en jette les miettes aux oiseaux. Elle aime déjeuner en regardant les merles becqueter sur le seuil. Elle leur parle, dit-elle. Ces querelleurs sont sans vergogne, ils n'hésitent pas à frapper aux vitres quand leur pitance tarde. Ce matin, Grand-mère n'ira pas pousser ma porte avant onze heures pensant que je fais la grasse-matinée. Sur ce point je suis rassuré.

Quant à Teuf, cet obstiné, nul doute qu'il est sur la rivière à fouiller les recoins. Et si la brume se lève ? Sois tranquille mon vieux Lucas, il ne te trouvera pas ! Il n'est pas d'ici. Tandis que moi je connais l'endroit, je sais les esteys où me glisser, les hauts-fonds où pousser mon canot, alors que L'Aigrette s'échouera. Pauvre Teuf, tout malin qu'il soit, je lui filerai entre les doigts. Par ce calme plat les bruits portent : le moteur de L'Aigrette, je sais le distinguer entre mille. Je l'entendrai venir, comme je l'ai entendu cette nuit, je n'ai pas de soucis à me faire — Tu parles tout seul, mon vieux Lucas ? Eh quoi ! C'est qu'il me faut rameuter mes forces. La fatigue se fait sentir, pour un peu j'en resterais là...

À vrai dire c'est l'attente qui me mine. Comment occuper mon inquiétude jusqu'à la renverse ? Quels jeux inventer ? Je taille une écorce avec mon canif, c'est un drakkar. Je le lance dans le courant, il s'enfonce dans la brume. J'admire sur la rive la rosée prise dans la toile d'une épeire, une rainette qui chasse dans l'herbe. Quel vacarme font les oiseaux, oh rien ne les gêne ces agités ! Je frappe dans mes mains : intrigués ils se taisent. Je taille un sifflet dans la hampe d'un roseau, les voilà qui répondent. En déplaçant mes lèvres sur mon calumet, j'émets un son flûté ; en perçant la tige, une frouée sur deux notes ; en pinçant une feuille de chiendent entre mes pouces, comme une anche, une plainte enrouée. Puis je frappe deux morceaux de bois sec, c'est un caquet, une crécelle. Je lance des graviers dans la vase pour obtenir un floc sonore. Je sens l'audace me revenir. Je me dresse sur mes jambes, m'étire, chante : manière pour moi d'exister, de marquer mon territoire, d'affirmer ma présence et ma foi.

Il est onze heures, le soleil creuse la brume, l’aveugle. J'ai faim. Un vol de moucherons danse devant mon visage. Une libellule se pose sur mon épaule. Invisible, un cheval broute, je l'entends arracher l'herbe en soufflant, taper du sabot. Et si je pêchais des crevettes avec mon filet ? Je pourrais les appâter avec du crottin, il n'en manque pas sur l'île. Je parie que les crevettes vont adorer le crottin. Et pour finir me faudra-t-il les manger crues, mes crevettes ? Bah, il me reste du chocolat : des crevettes crues assaisonnées de chocolat, pourquoi pas ?

Je songe à ma mère. À l'automne nous allions ramasser des pommes sous les haies, des pommes sauvages et des coings que Grand-mère cuisait en gelée ; et cueillir des mûres par les halliers. Comment ferais-je pour retrouver ma mère dans Bordeaux ? Et où dormirais-je la nuit prochaine ? Se souviendra-t-elle des mûres que nous cueillions ? Les après-midi d'été, quand la brise blanchit la rivière, nous allions sur la digue lancer le cerf-volant. Et tant tire la brise qu'il fallait le tenir à nous deux. Ou bien nous partions à vélo par les mattes jusqu'au phare de Richard et ramassions des coques de naissain sous la digue, brillantes comme des nacres. Maman les enfilait sur un raphia pour faire un carillon. J'en avais suspendu un à mon volet, je m'endormais en l'écoutant tinter. À supposer que je trouve maman, que lui dirai-je ? Se souviendra-t-elle de la plage aux nacres ?

Vers onze heures trente, la brume persistant, je grimpe dans un frêne. À la cime je débouche dans le ciel. Soleil ! La rivière est nappée d'un voile éblouissant, ébouriffé de mèches, de tentacules, et ce voile glisse d'aval, tiré par les eaux. C'est comme un fleuve de lait qui lèche le coteau. Au-dessus de ce voile, dans l'azur, plane un couple de milans. La réverbération des brumes les frappe à revers. Leurs cuisses et leur ventre, d'un ton plus roux que le manteau, lancent des reflets virant au brun sur le poitrail. Les milans, comme s'ils m'avaient reconnu, font éclater leurs trilles, mouchetant comme des cabris. Leurs piques promettent une belle journée, avant midi la brume sera levée.

Sans attendre je me laisse glisser à terre et regagne la yole de peur que les derniers remous du descendant ne l'échouent. Ce serait trop bête de l'avoir tenue à flot jusqu'à maintenant pour au dernier moment rester prisonnier de l'île. Teuf aurait beau jeu de venir me cueillir. La renverse d'ailleurs ne saurait tarder.

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lexique et notes

Renverse (nom féminin) : Moment où le courant de marée s’inverse.           retour au texte

Naissain (nom masculin) : Jeunes huîtres.           retour au texte

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde