Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 4

Février pousse ses grains dans l'estuaire, l'hiver redouble, s'acharne, puis d'un coup sa malice fond, voilà le printemps ! D'un coup la rivière fait peau neuve, les rives, les îles. L'estuaire éclate de verdure et de fleurs, les jours se hâtent de prendre une heure, c'est fou ! Aux premières tiédeurs les aloses remontent la rivière par bancs serrés. Toutes les yoles sont sur l'eau, pardi ! Ces rudes gaillards du fleuve, à peine remis de leur saison de pibale, triment de l'aube à la nuit. Ils n'accostent que pour décharger le poisson. Les femmes le charrient vers la coopérative ou bien le vendent sur le gravier, frais sorti de l'eau. Quant aux pêcheurs, leur marée faite, après avoir lavé la yole, complété le gazole, ramendé les filets, ils jouissent au mieux de quelques heures d'un sommeil haché de tracas : est-ce que le vent tiendra, est-ce que la pluie... Oui, en mars l'estuaire est tourneboulé, les cargos ne cessent de corner pour faire dégager le chenal. Vienne la brume, leurs convois constituent un lourd péril. Chaque année verse hélas son tribut de vies. Dans l'épreuve les pêcheurs se serrent les coudes. C'est bien connu, leur peuple forme une fraternité. Mais sonne l'heure de la marée, l'instinct prime tout : qui tarde à l'estey perd sa place, déjà son lan est occupé. C'est la loi du fleuve.

Durant les vacances de Pâques, du premier au dernier jour, j'accompagne Grand-père à l'alose. Cette année-là je le sens irrité. Ceux d'en face, de la rive droite, se font plus audacieux, ils viennent poser leurs tramails à l'ouest des bancs, et jusque devant chez nous. À la marée, il n'y a pas une minute à perdre si l'on veut trouver la place encore libre. À peine sortis de l'estey, nous scrutons les lointains : c'est bien rare que nous n'y apercevions pas un point minuscule quittant les palus de Blaye ou la côte charentaise. Pardi, voilà plusieurs hivers que la pibale rentre en nombre dans l'estuaire. Cette année encore la campagne de pêche a rapporté gros, les jeunes ont acheté des moteurs neufs, ils ont hâte de les étrenner. Bref, c'est à qui arrivera premier. Sur le lan personne ne veut céder, chacun épie l'autre du coin de l'œil, les injures sifflent entre les dents, des mots qui ne demandent qu'à dégénérer en rixe.

Grand-père ressent le poids de l'âge. Il faut tenir bon, alors il tient pardi, mais... Ce matin-là, il m'a confié la barre. Lui, debout à l'avant, prépare le filet. Nous filons vers notre lan, à l'ouest du banc. Le jusant tire encore, rien de trop cependant pour descendre jusqu'à Saint-Christoly, mouiller le tramail, et remonter chez nous avec le flot. Il n'y a guère cinq minutes que nous avons quitté l'estey quand j'aperçois une yole quittant le havre de la Belle Étoile, sur la rive droite. Ce n'est encore qu'un point, il grossit vite pourtant, il fait route sur nous. Grand-père aussi l'observe. Nous ne parlons pas. Je le vois accélérer ses gestes, disposer le tramail en nappes sur le tillac, à la brassée. Le clapot fait taper la yole, Grand-père doit s'appuyer du genou et amortir les coups avec les reins. Si je ralentis, c'est l'autre yole qui arrivera la première ; si j'accélère les embruns vont voler, Grand-père sera trempé.
— Plus vite ! me crie-t-il par-dessus son épaule, plus vite !
Notre vieux diesel est à bout de souffle, il sent le chaud. Est-ce bien le moment de tomber en panne ? Déjà j'entends le moteur de notre concurrent, un hors-bord qui rugit pire qu'une tronçonneuse. Le soleil claque sur cette mécanique neuve et pleine de chromes.
— Plus vite ! répète Grand-Père.
L'eau du circuit de refroidissement sort brûlante, j'y mets de temps à autre la main, voilà qu'elle vaporise à présent. Grand-père lève le capot moteur, espérant que le vent de la course favorisera le refroidissement. Il sait pourtant le danger d'un tel geste : que le filet vienne à se prendre dans une pièce tournante, ou pire encore notre habit, c'est l'accident.

Rien à faire, l'autre yole gagne sur nous. Je distingue maintenant les deux pêcheurs qui la servent, silhouettes jeunes et vives. Comme elle paraît légère, cette yole ! Déjaugée par la poussée de son moteur, elle vole sur les vagues. La vitesse gonfle à l'avant les nappes du tramail que dispose un gaillard. Il en tire à chaque brasse l'un après l'autre les flotteurs rouges et luisants. Le pilote connaît son affaire. Je le vois réduire les gaz, mettre au point mort et lever l'hélice pour passer par-dessus le banc qu'un fil d'eau plus clair laisse deviner. La yole poursuit sur sa lancée, frôle le fond, je les vois sortir l'aviron pour déborder, je les entends jurer, et vite ils remettent en marche. Quels fous ! Un jour ils y laisseront le fond de la yole. Qu'ils ne comptent pas sur nous pour aller les chercher !
— Réduis les gaz, fait Grand-père.
Il a compris que l'autre yole serait sur place avant nous. Sans doute préfère-t-il mouiller le tramail sans attendre, quitte à faire un lan incomplet. L'important est de les devancer. Notre yole à peine retombée sur l'étrave, je vois Grand-père envoyer la bouée de tête. Elle porte notre marque, une flamme verte que la brise aussitôt déploie. Nos couleurs flottent sur le lan, il est à nous ! Dans l'autre yole, on feint de ne rien remarquer. Grand-père file le tramail, larguant un à un les flotteurs. Et moi, à petite vitesse, je croise vers la rive, attentif à débrayer l'hélice si d'aventure un remous nous pousse sur le tramail. Tout en déployant le filet, Grand-père leur crie :
— De l'eau ! De l'eau ! Fichez le camp ! Nous sommes avant vous !
Ses oreilles, son cou, sont cramoisis. Je ne vois pas son visage, seulement ses épaules qui montent et descendent. Il brasse et il aboie. Là-bas, on n'écoute pas. À cent mètres devant nous, on jette à l'eau la bouée de tête, et le tramail suit brasse à brasse. Est-ce une déclaration de guerre ?

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lexique et notes

Sur le gravier : La vente du poisson se fait dès le retour du pêcheur, sur la rive même, où déjà les clients attendent.   retour au texte

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde