Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 7

Maman a un frère aîné, l'oncle Paul. Lui aussi est né à bord de L’Aigrette. Un vrai gosse du fleuve, de la graine de marin. Grand-père était fier d'avoir un fils pour perpétuer la tradition, pour diriger la pêcherie. Hélas ! Son fils est parti vivre à Bordeaux. Voilà tout le malheur de Grand-père. S'il en parle la colère lui noue la gorge : il a vécu la trahison de son fils comme un châtiment :
— Mal m'en a pris de prendre femme à la ville, répète-t-il. Toi, mon petit Lucas, jure-moi que tu ne partiras pas. Promets-moi de ne pas filer à la ville.
J'ai juré. Ma parole je l'ai donnée et je la tiendrai, foi de Lucas !
— Je t'apprendrai la rivière, dit-il les yeux emplis de lumière. Tu ne manqueras de rien.
Il s'inquiète à tort : plus profondes, mes racines sont plus sûres que celles de notre chêne croché là depuis l'empereur Napoléon, près de la vanne du Syndicat d'Irrigation des Marais, lui qui résiste aux tempêtes et garde les toises de mes ancêtres.

Grand-père est un entêté. Et moi je tiens de lui. Non je ne trahirai pas. La rivière, j'y crois ! D'ailleurs elle tient à me garder. Quand je m'en éloigne, elle sait me rappeler. Au collège sa présence ne cesse de me hanter. Certes je ne suis pas né sur L'Aigrette, mais j'ai grandi à bord. Parfois l'été j'y dors, ce sont les mouettes qui me réveillent. Je suis un fils de la rivière. Je ne suis pas un enfant comme les autres. Qu'il tombe trois gouttes, les voilà qui courent s'abriter. Moi j'adore sentir la pluie me fouetter le front. L'hiver ils sont emmitouflés pis que des esquimaux. Et ils attrapent des grippes en veux-tu en voilà. À pêcher, on prend des engelures, mais pas la grippe. J'en conviens, la rivière vous use précocement. Les doigts de Grand-mère sont boudinés à vider le poisson, elle souffre de rhumatismes. Le soir elle les enveloppe d'un linge empli d'un hachis de bardane, un remède que lui cueille grand-père sur la tombée des îles en lune d'août.

Je ne suis pas comme les autres, vous dis-je ! Supposé qu'ils attrapent un mule, ils se plantent dans la main l'épine qu'il porte sur le dos. Et la main leur gonfle. Pardi ! Quand on le prend, le mule sait se trémousser pour vous la mettre dans la peau. Grand-père m'a montré comment le tenir et comment le fendre sans attendre pour lui tirer le fiel qui en gâterait le goût. Le mule ne se vend guère, c'est trop fade. Sa chair sent la vase. Aussi grand-père en fait-il sécher les filets en plein vent puis il les roule dans le poivre ; ou bien il les fume. Boucanés, ils ont fier goût. Mais gare aux mouettes ! Les voleuses ! Elles ont tôt fait d'envahir la sécherie pour picorer la pêche. Elles sont voraces. Quand sur L'Aigrette nous remontons les haveneaux, elles ne cessent de tournicoter à guetter ce qu'elles pourraient bien nous chiper.

L'estuaire c'est un monde en soi. L'estuaire toutefois, ce n'est pas que de l'eau. Il y a les îles, les basses terres, les prairies humides. Parfois Grand-père m'y emmène vagabonder. Certains oiseaux passent l'hiver chez nous. Dès janvier la fièvre de la reproduction les tient. Nuit et jour les palus résonnent de leurs appels. Moi j'ai un faible pour ceux qui voyagent, j'envie leur endurance. En mars commence le remont ; la migration prénuptiale s'étale jusqu'au début du printemps. J'aime plus que tout la passée des oies qui montent d'Andalousie et traversent l'estuaire, en route pour la Norvège. À la saison, si nous suivons les crocs du rivage, à tout moment c'est une volée de sarcelles ; si nous allons par les grèves, partout les courlis vermillent sur la vasière, les volées de pluviers nous partent dans les jambes. À la saison de la chasse, Grand-père s'acharne à galoper la bécasse. Que le gel pousse les canards vers le sud, aussitôt il se cloître dans sa tonne à guigner les passées. Grand-père ne tire qu'à bon escient. Il n'aime pas tuer pour tuer. Nous ramenons parfois un gibier que Grand-mère plume et rôtit. Nous faisons un festin de cette billebaude qui sent frais la verdure.

C'est Grand-père encore qui a demandé au maire d'établir la colonne aux Péris en Mer, celle qui se dresse à l'entrée de l'estey. Jadis, elle portait un fanal. De nos jours le chenal est balisé, les radars ont pris la relève. Le Port Autonome voulait raser la colonne, par esprit d'économie. Grand-père a proposé d'y sceller une plaque à la mémoire de ceux qui ne rentreront jamais. Hélas il n'en manque pas. Elle sait faire la méchante notre Gironde. Les Péris en Mer forment une lignée qui se perd dans la nuit des temps. Aux grandes marées, quand l'eau envahit la cuisine, Grand-mère dit qu'elle sent leur présence. Elle allume le cierge de la chandeleur et, perchée sur les pierres de l'âtre, marmonne ses prières.

Oui, l'estuaire, c'est un monde en soi. Comment pourrais-je ressembler aux autres, ceux du vignoble ou du bourg ? Ils bavardent pour ne rien dire. Moi, je suis de la rivière. Et ma mère aussi, qu'elle le veuille ou non. Quant à l'oncle Paul, c'est encore autre chose. C'est par lui que tout ce qui va suivre est arrivé.

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lexique et notes

Remont (nom masculin) : Retour des oiseaux et des poissons migrateurs au printemps ; contre-courant qui remonte le long de la rive durant le jusant.    retour au texte

Sarcelle (nom féminin) : Palmipède migrateur fréquentant les palus, plus menu que le canard colvert.    retour au texte

Vermiller : chercher des vers dans la vase.    retour au texte

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde