Textes tirés de "Cœur d'estuaire et autres textes écrits à Cordemais"
Pages 12 et 13
"La vocation humide des lieux où je vis depuis ma naissance a décidé du
médium auquel j'allais me consacrer. Il m'avait été d'autant
plus facile de choisir l'aquarelle que je détestais l'aquarelle qu'on
conçoit généralement, cette peinture inconsistante, loisir
de bourgeois en retraite au même titre que le bridge. Toutes ces niaiseries
dégoulinantes, sans invention ni audace, scènes de plages, enfants
blond, maisons de campagne et bouquets de fleurs des champs, ces chromos mielleux étaient
trop assurés de leur appartenance au bon goût pour provoquer chez
moi un autre sentiment que le dégoût. J'appris plus tard, par une
réjouissante ironie, que le miel entrait dans la composition de l'aquarelle."
Page 18, 19, 20
"Comment oser brosser des paysages à l'aquarelle après John
Robert Cozens, Thomas Girtin, Turner ou Whistler ? Leur souffle, leur vigueur,
leur audace, le profond mystère de leurs compositions m'avaient transporté et
j'ai voulu prendre une direction opposée pour investir le territoire le
plus négligé des aquarellistes : le corps et plus singulièrement
le corps féminin dont je ne retenais, chaque fois, qu'une partie, peignant
mes blasons anatomiques comme les troussaient les poètes français
du XVI° siècle : blasons de l'œil, de la bouche, de la
langue, des dents, du nez, de la joue, de l'oreille, du sourcil, du front, des
cheveux, du cœur, de la gorge, du tétin, du bras, de la main, de
l'ongle, du genou, de la cuisse, du ventre, du nombril, du pied, du cul ou du
con, tout y passa !(…)
- Pour mouiller mon papier, je le plonge la plupart du temps dans l'étier,
les douves, les rigoles, jusqu'au fond, parfois, la vase…Il se tache
de brun, de vert, de gris, de noir. Je retourne à la maison en courant
pour travailler avant qu'il ne sèche…
J'ai toujours pensé que je peignais pour remonter de la saleté où j'étais
descendu (…)
- Toute création artistique est une alchimie: il faut faire de l'or
avec du plomb. Mon plomb, c'est la vase. La peinture n'est pas propre on
ne peint jamais pour faire propre, ou alors, on est décorateur,
pas peintre. Chez nous, vous n'avez qu'à demander aux pêcheurs,
on n'aime pas le Vittel : quand la Loire est trop claire, dans les
périodes des gros de l'eau, les civelles - vous savez, les bébés
anguilles- se font rares. L'eau, c'est notre élément, notre
richesse; l'eau et la vase. Alors voilà, je tends ma feuille, un
papier lourd, du six cents grammes au moins si vous voyez, ou n'importe
quel carton brut, j'ai horreur que ça gondole, je prends mes pinceaux
aux poils usés coupés et recoupés, je peins latéralement,
jamais en descendant, je ne recule pas: plus on retouche, plus on perd
la transparence. L'aquarelliste a moins droit au repentir qu'aucun autre
peintre. Je ne dessine jamais au crayon avant, je veux improviser; j'exploite
les taches, les pâtés, les accidents nés de l'eau sale,
les auréoles intempestives. Peindre, ce n'est jamais être
le maître de ce que l'on peint. Je n'utilise pas de gomme à masquer,
j'aurais l'impression de tricher, de truquer; les couleurs se diffusent
entre elles, se fondent les unes sur les autres, une métamorphose
inouïe se produit sous vos yeux, une vraie magie, que ne permettent
ni l'huile ni la gouache. Je me sers rarement de plus de quatre couleurs:
la terre d'ombre brûlée, le gris de Payne, le vert de Hooker
et le jaune de cadmium. De temps en temps, le cramoisi d'alizarine, ne
serait-ce que pour le nom, ils sont beaux tous ces noms, non?"
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"- Souvent, je commence une aquarelle avec de grosses brosses que je fabrique
moi-même. Je crois qu'il en existe de toutes faites avec de la corde, mais
moi, je coupe de rouches dans le marais, je les fais sécher, je les effiloche à ma
façon avant de les ficeler à un bon manche de buis. C'est parfait
pour les fonds. Bien sûr, j'ai d'autres pinceaux que j'achète, des
très petits, pointus, les meilleurs sont en poils de martre, de petit-gris,
de blaireau, de putois, de chameau, d'oreille de bœuf, c'est marrant, non ?
Pour les traits fins et pour gratter, je taille de petits roseaux de la Loire,
comme des plumes, parce qu'il faut gratter le papier, l'aquarelle n'est pas une
caresse, il faut donner du grain, des effets de texture, de matière. Peindre,
c'est toujours creuser, creuser sans cesse, labourer, de plus en plus profond.
Toute une cuisine qu'on s'invente avec ce qu'on a sous la main et dans la tête…Mes
aquarelles ne sont pas seulement trempées dans l'eau des marais, elles
sèchent au vent de l'estuaire: quand le temps le permet, je les accroche
dehors. Si je vivais ailleurs, je ne ferais pas la même peinture…"
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" (…) il existe une croyance spécifiquement attachée
aux pays d'estuaires, et dans le monde entier, selon laquelle "les vers" sont
la cause des fièvres et des pires maladies. (…) Une fois, j'ai
peint un cerveau grouillant de vers, une autre fois un cœur. Celui-là était
particulièrement réussi, je l'ai intitulé Cœur d'estuaire.
Malgré les titres, il n'y a que moi qui sache ce qui se trouve réellement
dans mes aquarelles: pour celui qui les regarde, il n'y a ni cerveau, ni cœur,
ni vers, c'est de l'abstrait.
-Vous faites de l'art abstrait, quoi…
-Abstrait, oui et non, je ne sais pas, personne ne sait ce que c'est abstrait
ou pas abstrait. Abstrait ou figuratif ce sont des appellations qui ne
veulent rien dire."
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"-Je peins pour échapper à la peinture comme d'autres vivent
pour échapper à la vie; je peins chaque aquarelle comme s'il y
allait de ma vie. Peindre c'est chaque fois surmonter sont désespoir :
un miracle, un secours. Oui, c'est ça : donner un mouvement à son
désespoir. Je peins, je cherche ma rédemption; à quoi servirait
une vie qui ne chercherait pas sa rédemption ?
-J'ai le droit de ne pas comprendre ?
-Bien sûr, ça n'intéresse que moi. Les artistes se
posent des questions dont les autres se foutent. Ils en font parfois le
sujet unique, obsessionnel, de leurs peintures, de leurs romans, c'est
absurde."
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"Un projet fou m'a traversé l'esprit quand je me suis rappelé Gargantua
noyant les Parisiens sous un flot d'urine: jamais je n'avais mouillé une
feuille de la sorte."
Petit mot à un aquarelliste porté par un écrivain porté par l'estuaire de la Loire
Monsieur l'aquarelliste qui refusez la joliesse, vous fécondez
votre travail en trempant papiers et pinceaux dans les eaux lourdes de
vie de l'estuaire de la Loire.
Par touches successives, sur lesquelles vous ne revenez pas - c'est ainsi
que s'élabore une aquarelle? - vous nous décrivez votre démarche,
que j'entends si fort, moi qui passe une partie de ma vie à malaxer
de la vase pour en recouvrir du drap.
Créer pour dépasser le désespoir, créer pour dire la vie.
Monsieur l'aquarelliste, votre vase vous donne donc l'or de blasons qui disent organes, cerveaux, cœurs grouillants de vers donc de vie. J'aime votre alchimie, moi qui conserve ma vase et la souligne d'or.
Créer à partir de ce que nous donne la vie, là où nous sommes.
Monsieur l'aquarelliste, uriner sur votre feuille pour la détremper ne me paraît pas fou. Dans un monde où tout paraît jetable, où nous vivons sur des montagnes de détritus, vous essayez de récupérer et de redonner vie à ce qui est rejeté, jusqu'à votre urine.
Créer pour être.
Monsieur l'aquarelliste, je ne sais si vos aquarelles existent car vous êtes écrivain, mais j'aimerais qu'elles soient, quelque part le long de votre estuaire, et j'aimerais les voir.
Catherine Lippinois,
plasticienne portant un monde grouillant fait de vase et de déchets,
le tout porté par l'estuaire de la Gironde.
Il est remarquable que soient signalées par les artistes eux-mêmes
les voies convergentes que suivent les estuaires de la Loire et de la Gironde,
deux espaces ouverts à la création, à la reconfiguration
de leur image et des valeurs qu'ils sont appelés à porter :
hauts lieux de vie, matrices. Ce qui se joue dans ces recherches artistiques,
c'est une requalification de leurs eaux parfois considérées
comme polluées en raison de leur couleur et du limon qu'elles transportent.
Les artistes sont souvent les premiers à recomposer les identités
défaites, à renommer les choses, à reconquérir
les espaces délaissés : je pense à Giono chantant
une Haute Provence alors désertée comme pour annoncer sa
renaissance sous un visage neuf, manière de proclamer l'approche
d'une époque autre. Pour l'artiste il s'agit de faire émerger
les valeurs en germe dans l'âme collective, de leur donner forme
et voix, de leur obtenir un statut, de les insérer dans l'époque,
de les situer dans un espace élargi, de les enraciner dans une culture
désormais ouverte sur l'Europe et sur le monde. Nous voilà au
cœur de Paroles d'Estuaires !
Lors de mes récentes rencontres avec les élèves des
lycées et collèges de Haute-Gironde, j'ai découvert
combien leurs enseignants ont su multiplier les voies d'approche sensuelle
de l'estuaire : itinéraires de découverte, études
de paysages, travaux sur les couleurs, les matières, les mots. Je
me réjouis que la visite prochaine de Bernard Bretonnière
vienne nourrir et qualifier ce mouvement. Je souhaite que les moments qu'il
nous consacrera soient riches, je souhaite qu'ils soient féconds.
Christian Lippinois