Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 26

— Je suis désolé mon gars, fait Teuf. Pour les gendarmes, je suis désolé.
Il ôte sa casquette comme si elle lui brûlait la tête et la tourne entre ses mains.
— Qu'est-ce que je vais raconter aux gendarmes ? répète-t-il. Qu'est-ce que je vais leur dire ?
Et moi, ne sachant que répondre, je lui parle à nouveau de ma mère. Il reste pensif. Le soleil baisse, un couple de hérons nous survole. Sous les silos, un cargo russe charge du grain. L'air s'emplit de poussière et d'une odeur de pain. De la capitainerie un homme nous observe à la jumelle. Au Point du Jour, les yachts au ponton dansent dans le remous du Pont d'Aquitaine. Au-dessus de nos têtes les camions font gronder le tablier métallique.
— En tout cas, ajoute-t-il, je ferai mon possible pour qu'ils ne te créent pas d'ennui, les gendarmes. Et peut-être sauront-ils trouver ta mère ?

Moi j'ai passé le poignard à ma ceinture. Il n'est pas question que je m'en défasse, notre amitié toute fraîche n'éteint nullement ma défiance ! Pour faciliter les manœuvres, je déhale la yole et l'amarre à couple. Je ne peux me cacher d'un instant de tristesse, à considérer cette yole que j'aurais tant voulu mener moi-même au port. Nous franchissons les portes au moment où l'éclusier les referme. Il était temps ! Deux voiliers attendent dans le sas. Enfin nous y voilà ! Teuf passera la nuit à bord. Demain il profitera de la grue du port pour faire lever L'Aigrette et examiner l'arbre d'hélice. Si tout va bien il repartira avec la marée. Moi, Dieu sait ce qui m'attend. Les difficultés vont commencer, je préfère n'y pas penser. Courage mon vieux Lucas, courage. Je jette les défenses par-dessus le pavois et prépare l'aussière pour nous amarrer pendant l'éclusée. Pas le temps de lever le nez ! Cette ville d'ailleurs, je ne veux pas la voir. L'aussière, je la love, je l'enverrai sur le quai et j'y sauterai pour la tourner.

Je love l'amarre, je respire l'odeur d'arachide de l'huilerie, l'odeur de la ville que je n'aime pas. Je love et je ne lève pas le nez. Pour être fâché, je suis fâché. Teuf laisse venir doucement, il ne dit plus un mot. Et moi donc ! Je regarde le quai s'approcher. Sans attendre j'envoie et je saute...

Et je manque de marcher sur les pieds des gendarmes que je n'avais pas vus, ni Maman, qui est là et me serre sur son cœur.
— Tu es blessé au bras, dit-elle ?
Je sens ses larmes sur ma joue.

C'est ainsi que je ramenai ma mère à la maison et L'Aigrette à l'estey.

carte de l'estuaire


lexique et notes

Défense (nom féminin) : Boudin de caoutchouc ou de cordage tressé pour amortir les chocs de la coque contre un quai ou une autre coque.   retour au texte

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde