Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 19

Les chevaux ont-ils regagné l'herbage ? Je piétine dans le marais, dégrisé, fourbu. Le jour va se lever, l'herbe fume. Tout à mes pensées, je marche vers le fleuve. Mais dans la brume qui s'épaissit, comment retrouver la yole ? Empêché de rien voir, je multiplie les haltes, retenant mon souffle j'écoute. Je devine un vol feutré passant sur la brume, c'est la chevêche rentrant de chasse. J'entends le "côôak" d'une grenouille, et dans les roseaux le soupir cadencé d'un colvert rappelant sa cane, et rivé à mes pas un souffle étrange où pour finir je reconnais mon propre souffle fusant de ma gorge serrée.

Tout donne à mes pensées un tour angoissant : cette brume que troue la lune, cette mouillure, une poisse ! Et cette chape de peur ! L'avenir m'apparaît sombre. Une part de moi peut bien soutenir que ma tiédeur n'est que chimère, l'instant suivant j'y replonge et m'y noie. Grand-père s'en est allé trop tôt pour que je sache encore prendre sa suite. Il s'en faut qu'il ait achevé sa tâche, voilà le vrai ! Saura-t-il jamais trouver le repos ? Je ne compte plus ces petits matins où je crois l'entendre m'appeler pour m'instruire de la pêche ou me conduire sur les traces de nos ancêtres. Que ce soit lui qui appelle, que ce soit moi qui déraisonne, le cruel est que je ne sache ni engager le dialogue, ni apaiser cette voix.

En mars dernier, lors du retour d'équinoxe, il y eut, comme souvent à la basse lune, un coup de mer qui fit hausser les eaux. Le noroît enfournait dans l'estuaire. Trois jours durant Grand-mère et moi avons dû vivre à l'étage, abandonnant au fleuve, la cuisine d'abord, puis la salle. Nous dînions dans l'escalier, à la chandelle, au froid, attendant que le vent voulût bien céder.

Quand l'eau s'est retirée, Grand-mère était comme folle, une rage ! Voilà qu'elle ouvre portes et fenêtres, et je te vide les armoires, et je te vide ! Surviennent Maman et l'oncle Paul : les affaires du défunt s'étalent sur le parquet, la pluie traverse la maison, le vent. Je m'efforce de paraître serein, j'ai envie de pleurer pourtant, je sens rôder Grand-père, son ombre passe ici ou là. Maman et l'oncle Paul avaient-ils alors résolu de mettre la pêcherie à l'encan ? Je voudrais le vomir ce soupçon, hélas il me faut le ravaler. Cette vente, ils l'ont méditée de longtemps, et Grand-mère plus encore, tous héritiers qu'ils sont. Pour autant nul n'en souffle mot. Leur aplomb me glace ! Grand-père n'a pu manquer de les maudire, lui et les nôtres qui ont laissé leurs toises près de la vanne ! Comme je rage, comme je bute à l'absoudre ce silence qui me livrait sans recours ! Notre déconfiture, tout le pays la savait, et la rivière, et notre chêne les bras au ciel, hurlant dans la bise. Ah s'il avait pu parler, rougir son front d'écorce battu de pluie et scarifié ! Bref, il était bien tard pour y rien changer.

Enfin, deux jours entiers on remue la maison de fond en comble. C'est le soir, les femmes sont à chauffer la soupe. Moi, dans ma chambre, je suis le pas de l'oncle qui dans la soupente va et vient parmi les dépouilles. Quel calvaire ! De la belle ordonnance d'antan, rien ne demeure, rien qui n'ait été fouillé, défait, qu'un pauvre coffret que j'ignorais d'ailleurs et dont Grand-père gardait la clé. Ni Grand-mère, ni Maman n'auraient pour rien osé y toucher. Ce soir-là, l'oncle m'appelle de sa voix blanche. Devant le coffret ouvert, sans un mot, comme sous la motion du défunt, voilà qu'il me remet une liasse qu'il en a tirée : des lettres du grand-oncle qui tenait la maison sur l'île, et l'acte de propriété. Notre racine est crochée dans l'île, je sais cela de bon sang. Je sais surtout que Teuf doit rester ignorant de ces choses et qu'il me faudra tout faire pour le tenir éloigné de l'île.

Au nom de Teuf que je murmure entre mes dents, je frissonne. Marchant d'un pas plus vif, comme interpellé, je forme un vœu : dès que j'aurai ramené Maman au pays, dès que la pêcherie reprendra vie, j'irai sur l'île, je retrouverai la maison et je la relèverai. Effrayé de la gravité de mon vœu, je frémis de plus belle, me fige, promène mon regard alentour. Où suis-je ? Le brouillard s'épaissit à mesure que j'approche du fleuve, je cherche des repères, mais rien ne ressemble plus à un roseau qu'un autre roseau. Que faire ? Assis sur les talons, retenant mon souffle, j'épie les bruits de l'île, des bruits de roseaux froissés qui depuis peu me suivent. Je me retourne : à vingt pas, la jument et son poulain émergent de la brume ! Ils m'ont retrouvé ! Comme ils passent devant moi, mû par je ne sais quelle intuition, je saisis la crinière du poulain, et lui suivant sa mère, nous voilà clopinant épaule contre épaule. Combien de fois la jument s'est-elle plantée le cou tendu, grognant, quêtant dans la nuit ? Combien de fois ai-je pris à pleins bras la tête du poulain pour calmer son angoisse, écartant la mèche qui lui couvre le front, lui caressant la joue, lui flattant l'encolure du plat de la main ? Les minutes passent, je doute de retrouver mon chemin avant la marée, quand bientôt je distingue les murmures du courant, je devine l'épi où j'ai laissé la yole.

Les ultimes clartés de la lune perçant la brume découpent les frondaisons de mon frêne. Une lame d'eau clapote encore sous la yole. Avant qu'elle ne s'échoue je la pousse le long de l'épi, jusqu'à un fond de graviers. Je peux sans crainte la tirer de sa cache puisqu'aussi bien passerait-il à raser l'estran, Teuf ne saurait rien voir dans cette brume. Près de moi la jument s'abreuve à grands traits. Son poulain se presse contre son flanc, les oreilles frémissantes. Assis dans la yole, je lui flatte le poitrail, ses naseaux frôlent ma joue. C'est tiède, c'est mouillé. La jument croque la pomme en quartiers posée sur ma main grande ouverte, ma dernière pomme. Une grande paix m'envahit, je songe à ma mère. Dort-elle à cette heure, pense-t-elle à moi ? À la fin, sentant le sommeil me gagner, j'ai posé ma tête dans mes bras, je me suis assoupi. Autant qu'il m'en souvienne...

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