Lettres d'estuaires
Chapitres  1  2  3  4  5  6  7  8  9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26

L'appel du fleuve chapitre 23

Comme la Gironde est tiède ! Je me sens lavé des fatigues de la nuit, de ma déconvenue. Mes forces semblent intactes. J'ai glissé le couteau dans l'anneau d'herbes à mon bras, ainsi je garde libres mes deux mains. L'eau ne laisse filtrer qu'un jour glauque, qu'importe, ma main explore le gouvernail, suit sa courbe jusqu'à l'hélice, y trouve l'aussière. C'est un jeu de s'y déhaler. Elle aboutit à un corps-mort envasé dont n'émerge que l'anneau d'acier. Ainsi L'Aigrette est prisonnière, solidement maillée au fond. L'aussière est tendue si raide que le bateau ne pourra jamais se relever avec la marée. Nous sommes en grand danger. À bout de souffle, je remonte.

Accoté à la yole, je livre à Teuf les résultats de mon sondage. Il en saisit tout de suite la portée. Déjà L'Aigrette pique de l'arrière. Et l'eau monte à vue d'œil : cette ligne de roseaux tout à l'heure émergée a maintenant les racines couvertes. Si nous voulons sauver L'Aigrette, il n'y a pas une minute à perdre. Et tout d'abord, il faut la libérer du fond.

Je plonge de nouveau, j'agrippe l'hélice. Hélas, l'aussière y est terriblement souquée. Mes efforts pour la détourner restent vains. Il faudrait avant tout la séparer du corps-mort. J'ai passé mon bras autour d'une des pales, et arc-bouté contre la coque, je commence d'en couper les torons. Combien de fois suis-je remonté à la surface reprendre des forces ? Accroché à la yole, les yeux au ciel, j'aspire à pleins poumons. Je sens peser sur moi le regard de Teuf. L'Aigrette se cabre de plus en plus. Il est temps d'en finir, de trancher le cœur de l'aussière. Ultime plongée. J'y porte la lame de toute ma force. Elle s'enfonce puis casse net : l'aussière est armée d'un câble d'acier. Sacré nom ! Comme je rage !

À bout de souffle, je m'élance vers la surface, quand je suis violemment rappelé par le poignet. Mon bracelet d'herbes s'est pris dans le toron d'acier. C'est horrible ! Tout mon effort ne sert qu'à me déchirer la peau. L'air me manque. J'étouffe. Pas d'hésitation ! Y plantant le moignon de lame, je tranche le bracelet. L'eau se colore de mon sang.

Teuf m'aide à regagner le pont ou j'ai jeté les restes de son couteau. Mon sang coule. L'Aigrette pointe sa proue au ciel. L'arbre d'hélice est solidement fixé, je le sais, il ne s'arrachera pas. Dans quelques instants le bateau va s'emplir et tout sera fini. Alors, d'un bond je suis dans la cabine. Vite ! Le poignard de l'oncle Maurice ! Je glisse le bras sous le plancher, je dégaine.

Teuf me regarde interloqué sauter du pavois, le poignard à la main. Son regard est comme fou. Courage ! S'il s'agit d'une aussière ancienne, le cœur doit en être rongé. Il ne résistera pas à l'acier du poignard dont la lame est crantée. J'en introduis la pointe sous les torons et les sens rompre en grinçant. En trois plongées il ne reste qu'un brin rouillé qui finit par céder. D'un coup la coque arrachée au fond bondit. L'Aigrette est sauvée !

Accoté à la yole dans le remous, je regarde L'Aigrette nous écarter de la berge, halée sur son mouillage. Teuf trépigne de joie, bat le pont dans une danse endiablée. Reste à dégager l'hélice des tours d'aussière qui l'emprisonnent. Le courant plus vif à présent, rend mon travail sous l'eau épuisant et dangereux, sans compter le sang que j'ai perdu. Je porte une morsure à mon poignet.
— Il faut relever le mouillage, dit Teuf : nous dériverons, tu seras plus à l'aise.
Me tendant la main, il me hisse à bord et nous courons relever l'ancre, la laissant en pendille, parée à mouiller. Le courant à cet endroit pousse vers le milieu du fleuve, l'espace à courir n'y manque guère. L'Aigrette s'immobilise sur l'eau tandis que la berge se met à défiler.

En moins de dix plongées, l'hélice est dégagée. Victorieux mais fourbu, je remonte le dernier tronçon de l'aussière et le jette dans la yole.
— Et voilà le travail !
Ma joie pourtant se défait. Je reste là, confondu, le souffle ruiné. Des lueurs dansent dans mes yeux, mes doigts se desserrent.
— Hâte-toi de remonter ! hurle Teuf.
Lui qui voulait tout à l'heure me battre, voilà qu'il saute affolé dans la yole, me prend la main. Mesurant ma faiblesse, comprenant qu'il ne pourra me hisser sans chavirer, il remonte à bord, se saisit d'une écoute, et l'ayant tournée au taquet, il saute à l'eau. Pendant qu'il me la noue sous les bras, il ne cesse de m'encourager.
— Tiens ferme ! Courage, je vais te remonter.
Et gagnant L'Aigrette en passant par la yole, il tourne l'écoute au palan et me tire au sec.
— Tu es un bon gars, me dit-il, en me serrant dans ses bras.
Et moi de tourner de l'œil. Est-ce de langueur, est-ce de voir Teuf si ému, de sentir son cœur battre fou ?

Quelle nausée ! Dans mon délire je me vois encore tenu à l'aussière par mon bracelet. L'eau envahit mes poumons, je flotte inanimé entre deux eaux, flasque comme un poisson mort. Une sirène me caresse les épaules. Murmurant près de mon cœur, elle tente de me prendre le poignard sacré. Eh là ! C'est compter sans Teuf, sans ses cris. Tiré de ma torpeur, liguant mes forces, je remonte des gouffres glauques vers la lumière et la vie. Bientôt je sens de nouveau le pont rouler sous moi, ma peau boit sa tiédeur, j'ouvre les yeux : Teuf a roulé sa vareuse sous ma nuque, agenouillé il me bourre de coups.
— Ah non ! répète-t-il. Ah non ! Puis voyant ses efforts réussir, d'une voix qui défaille : Ça va mieux ?
— C'est passé ! Et j'ajoute : n'en dites rien à Grand-mère !
Dans la brise, affaibli, nu, je frissonne. Je n'ai pas cessé de serrer dans ma main le poignard magique. C'est comme si Grand-père était près de moi. Et l'oncle Maurice. Et d'autres que je ne connaissais pas, de ceux qui ont laissé leurs encoches sur notre chêne. Ils m'entourent, l'air grave comme au soir d'une bataille que nous aurions gagnée, eux et moi. Oui, une sacrée bataille, dont les conséquences vont au-delà de L'Aigrette. L'adversité vient de céder. Hardi ! La situation se retourne.

En relevant la tête, je vois que nous avons dérivé. Le courant tire au plus fort. Il ne faut pas tarder à relancer la machine de peur qu'un remous ne nous envoie contre une bouée ; et embosser la yole à la poupe, elle fatiguera moins en remorque. Je sens peser la fatigue. Je n'ai rien mangé depuis la nuit, et j'ai perdu mon sang. Mon bras blessé me fait souffrir malgré le pansement qu'y a serré Teuf : le bougre a mis pour ce faire sa chemise en lambeaux.

chapitre suivant


lexique et notes

Embosser : Attacher, amarrer, avec une corde que les marins appellent une bosse.         retour au texte

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde