Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 13

Il s'en vient le temps du pardon. À petits pas il suit sa pente, il annonce la délivrance. C'est lui qui nous libèrera les uns les autres, les vivants comme les morts ; il nous donnera de rallier notre place, de servir enfin notre appel. Le chroniqueur en moi jour après jour fait sa besogne, au fil des pages il fraie la voie à cette intelligence renouvelée des faits. J'en discerne les prémices à cette légèreté des mots, à leur souffle de printemps, à leur sève montant d'un autre printemps, voici tantôt vingt ans…

Depuis quelques jours notre chêne fait ses feuilles. Fidèle à lui-même, il s'est éveillé avant les autres. Il dresse son dôme clair au fond de l'estey, sa couronne de verdure frissonne au vent du matin. Mais si noble soit-il, je n'ai pas la tête à lui trouver fière mine : la rage m'aveugle. Eh quoi ! L'avenir de notre pêcherie, la parole donnée à Grand-père, ma vie libre sur le fleuve, tout cela mis en cause ! J'enrage. Et cet arbre-là, confit d'orgueil dans sa feuillée, sourd à la ruine de ceux qui l'ont promu, sourd à mon deuil, ce monstre, je le maudis ! Jetant comme fou mon cartable à l'estey, je l'insulte, le frappe, pourquoi fallait-il donc que je m'y hisse ? En trois bonds me voilà au mitan, ne sachant trop ce qu'il en est, cloué par un vertige. Est-ce d'écouter battre mon sang ? Tandis que la tête rejetée j'inspire à pleines goulées, la chasse des nuages là-haut me retrempe l'esprit ; à la cime se balance l'aire où notre couple de milans vient chaque année nicher : du cran Lucas, bientôt tu entendras le cri des aiglons. La vie n'est pas éteinte ! Le monde est là, solide. Du cœur de cet instant — c'est d'un tel cœur que le pardon s'épanche — à travers la feuillée vierge encore, je reconquiers mon fleuve, l'œil rallumé je gagne l'horizon, je touche le coteau, j'y éprouve la vigne gonflée de suc, plus bas j'aperçois l'estey, j'aperçois L'Aigrette qui s'y balance, et notre maison. Je vois Grand-mère qui ouvre les volets du salon. Attendrait-elle une visite ? Et voilà mes camarades qui posent leurs cartables au pied de l'arbre. Moi dévoré de lumière, à la face du fleuve j'inaugure cette ère extrême où d'emblée j'ai pris ma stature. J'ai l'âge du fleuve.
— Eh bien, lance Jonathan à la cantonade, Lucas a oublié de se réveiller aujourd'hui !
Jonathan ne peut m'apercevoir, ni le bus que de mon perchoir je vois dévaler à travers vignes. Le cœur battant je le laisse se garer sous l'arbre, je regarde mes camarades y monter. La portière claque, le bus repart, il a disparu. Voilà.

Il ne s'attendait pas à me voir entrer. Ni Grand-mère ! La cafetière est sur la table, devant une pile de papiers qu'ils examinent. C'est bien ce que je pensais, voilà notre acheteur à l'œuvre. Un gars au visage massif mangé par une barbe d'écumeur d'où pointent ses yeux roux. Il porte un chandail avachi. Il a jeté sa casquette de patron pêcheur sur la table. Ses bottes sont restées dans l'entrée, noires de vase. Il est en chaussettes, c'est pour cela qu'il cache ses pieds sous la chaise. Une yole se balance devant la maison, le nez dans les roseaux.

Croit-il que je ne le reconnais pas ? C’est l’homme de la yole noire, qui voici peu a tenté de ravir notre lan. C’est lui qui à l’avant gerbait le tramail tandis que son compère faisait rugir le moteur. C’est à cause de ces bandits que Grand-père a subi sa première attaque. Je me suis renseigné : sur la rivière on l'appelle Teuf, un vilain sobriquet ! Son vrai nom, je n'en veux rien savoir ; jusqu'à la fin des temps pour moi il restera Teuf. Il est des Callonges, le dernier port de Haute-Gironde sur la rive d'en face. Parbleu, sur la rivière tout le monde se connaît. Lui c'est un gars du Vitrezais, une terre si basse que de chez nous on la distingue à peine. Celui qui ne connaît pas le pays croirait volontiers que la rivière lèche le pied du coteau qui, en fait, s'élève en retrait, à six kilomètres de la rive. Pour nous, le Vitrezais c'est ce trou, un pays de rien. Ce Teuf, qu'est-ce qu'il vient faire ici ? Nous n'avons nul besoin de ceux d'en face, c'est assez qu'ils viennent piller notre poisson.

Teuf examine les papiers sans piper mot. Grand-mère lui verse un café. Le chat s'est réfugié sous l'escalier, le poil hérissé. Teuf continue de lire, il fait comme si je n'existais pas. Au reste il ne m'a pas salué quand je suis entré. Et moi donc ! Qu'importe, je reste assis en face de lui, je suis chez moi, n'est-ce pas ? Mon manège l'irrite, et je ne fais rien pour arranger les choses, au contraire je renverse sa tasse. Grand-mère va chercher l'éponge, maugrée, elle se retient pourtant de rien dire. Elle ne se sent pas la conscience tranquille. Le fourgon du boulanger arrive en klaxonnant, moi je ne bronche pas. Grand-mère n'ose m'y envoyer. Elle oserait moins encore me laisser seul avec Teuf, elle se demande de quoi nous serions capables.

Grand-père aimait raconter un différend que les pêcheurs d'ici ont réglé à coups de poings avec ceux des Callonges. C’était bien des années avant l’incursion de la yole noire sur notre lan. Un vrai roman, avec poursuite à la voile et abordage au grappin. Grand-père en avait retiré une cicatrice à l'épaule. Personne n'ayant porté plainte, l'affaire fut classée. Le calme revint sur la rivière, jusqu'à la rixe suivante. Ceux d'en face, pour tout dire, c'est l'ennemi juré. S'il savait, Grand-père, qu'un gars du Vitrezais veut lui ravir L'Aigrette et pêcher son lan !

Teuf est reparti en disant qu'il allait réfléchir. Sacré malin ! Il a compris que Grand-mère est pressée de se défaire de tout. Et ce n'est ni ma mère ni l'oncle Paul qui trouveront à y redire, au contraire. Se sachant seul acheteur, Teuf en fait à sa guise. Moi, je ne compte pas. Eh bien nous en reparlerons...

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