Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 5

Grand-père est dans une colère folle. Son dernier flotteur largué, je le vois saisir la gaffe, comme pour monter à l’abordage. Soudain il fléchit, tombe à genoux. Les secondes passent, il ne se relève pas. Je vois ses épaules secouées par la toux. Il veut crier, mais les paroles restent dans sa gorge, il s’étouffe, il s’adosse au plat-bord, se tourne vers moi, son visage est convulsé, les yeux lui sortent de la tête, sa casquette tombe. Il voudrait prendre une goulée d’air, il s’égosille, les mots pourtant restent blancs, la peur se lit dans son regard. Les gaz sont coupés, je tiens la yole à l’aviron qu’elle n’aille crocher le tramail. Je lâche tout et je file à la proue. Grand-père plonge ses yeux dans les miens, ses yeux qui seuls obéissent dans ce corps inerte. Je lui prends la main, la serre. Je sens son effort pour me répondre, ses lèvres remuent. Je me penche sur lui, approche mon oreille.
— Garde le tramail en place, dit-il. Moi je peux tenir. Ne cède pas la place.

Je retourne aux avirons. Le flot arrive, précédé d’une série de petits mascarets qui courent la grève. Je les entends venir, je compte les minutes, la rivière se love sur elle-même, parcourue de remous. Près des rives le flot tire, tandis que dans le chenal le jusant règne encore. Je peux le vérifier en regardant la peau de la rivière et le sillage du marégraphe, là-bas, à une encablure de la grève. C’est le moment le plus délicat pour garder droit le tramail, poussé qu'il est d'un bord, tiré de l'autre. Supposé que le vent s’en mêle, il me faudra mouiller une bouée au bas bout, là où nous sommes, et aller par le haut le rétablir droit. Seul à bord, et avec mon malade, je redoute cette manœuvre.

Grand-père ne bouge plus. Il a posé la tête sur une glène. Des yeux il me fait signe de maintenir en pêche, il m’encourage. Je n’en mène pas large, je fais de mon mieux malgré tout. Et ces deux fous là-bas, de qui se moquent-ils ? Leur tramail remonte la rivière à cent mètres derrière le nôtre. Ils sont trop proches, ils le savent, il faudrait un écart d'au moins deux longueurs de tramail, en gros trois cent mètres. Les aloses vont se mettre en route, elles vont se lever du fond où elles étaient tapies à attendre le flot, et se mailler dans leur filet. Et nous ferons bredouille ! Peut-être devrais-je ne pas écouter Grand-père, relever le tramail et rentrer à l’estey ?

Son regard reste posé sur moi, il me sourit, mais c'est affreux, un côté de son visage seul sourit. Et dire que nous ne serons pas de retour à l’estey avant deux heures au moins ! Qu’allons-nous devenir ? Et voilà le vent qui se lève et rebrousse le courant. La yole se met à danser. Le vent agit différemment sur le tramail de ceux d’en face : de minute en minute notre écart semble fondre. Le clapot lève des embruns, je jette la bâche sur les jambes de Grand-père. Sa chemise est trempée, l’eau lui coule dans le cou. Il me regarde, il ne dit rien. Ceux d’en face sont à moins de cinquante mètres maintenant, ils ont saisi que le vent les pousse sur nous, que les filets vont se mêler. Si nous perdons le tramail, c’est notre ruine. Grand-père, qui en mesure le risque mieux que moi, me fait pourtant signe de ne rien céder. Quel enragé ! Je le sens prêt à jouer son va-tout. Son lan, il y tient, il ne le lâchera pas. Et moi je sens la colère me chauffer la tête. Ah comme ils se sentent forts ces deux idiots ! Pardi, contre un gamin et un invalide, la partie est facile. Eh bien soit ! Je ne bougerai pas d’un pouce, on verra qui tiendra le dernier.

C’est ce moment que choisit un cargo pour arriver sur nous. Le vent nous a fait dériver en lisière du chenal, pas un instant à perdre. Grand-père me fait signe de ne pas broncher. Je feins le calme : assis à nager, je plume l’eau à petits coups d'avirons, mais mon cœur bat à rompre. À trente mètres de nous, dans la yole noire, on commence à s'affairer. Une bordée d’injures rompt le silence. Le cargo d’un côté, notre filet de l’autre, et le flot portant sur la bouée du chenal, les voilà mal mis. Grand-père avise la bouée, sourit, me fait signe de ne rien changer. Tout beau ! À nous de feindre l’indifférence, de les battre froid. Notre flotteur de tête seul empiète sur le chenal, encore que de fort peu, tandis que plus du tiers de leur filet s’y trouve. Le cargo nous a vus, il lance cinq coups de sirène, ce qui signifie : dégagez le chenal !

Je souque sur les avirons, doucement je tire le tramail, je l'écarte du chenal. Petit à petit, sans heurt. Il est lourd, à croire qu’il est empli d’aloses. Ceux d’en face me fusillent du regard. Ils crachent vers moi, me montrent le poing. Mais que peuvent-ils faire d’autre que lancer leur moteur et rentrer le filet ? Et vite ! J’écoute le battement régulier du cargo, la pétarade de leur moteur, les sifflements du vent. Allez ! Tirez fainéants, tirez-le ce filet ! Et je compte les poissons qu’ils remontent : trois aloses et un mule ! Une misère ! Ils n’ont encore levé que la moitié du tramail. Je les sens nerveux. Le cargo arrive sur nous, son étrave paraît immense. Il lève une vague puissante. Sur la passerelle, le pilote brandit le bras vers nous en signe de menace. Ah si nous avions la radio à bord, qu’est-ce que nous entendrions ! Moi je connais la manœuvre : j’ai largué le tramail avant que la vague nous bouscule, et je m'éloigne. Nous reviendrons le chercher plus tard. Tandis que ceux d’en face, peu coutumiers qu’ils sont du chenal, restent crochés au filet, et bien entendu, la vague les tourneboule et leur met l’hélice dans les mailles. Un vrai carnage ! Ils essaient de relever leur moteur, mais avec le poids du filet, cours toujours ! Et le clapot ne leur facilite pas la tâche. Le plus jeune a retroussé les manches, penché sur l’eau il se démène. Allez, mon vieux ! Tu peux te mettre à l’eau, si seulement tu sais nager. Pour ne pas laisser la queue du filet coiffer la bouée du chenal, empêtrés qu’ils sont, il ne leur reste plus qu'à mouiller le grappin. Avec le courant qui forcit, à leur place je me ferais du souci.

Quant à nous, le flot nous porte vers l’estey, en pères tranquilles. Déjà la yole noire est loin, le cargo disparu sous les îles. La vie serait belle si Grand-père n’était là, allongé sous la bâche. Je le regarde, voilà qu’il me fait signe de relever le filet. Comme il tient tout l'avant, je dois travailler de l’arrière, gare à l’hélice et au safran ! Je tire doucement le tramail, il est lourd. Dès les premières brasses, j’y trouve des aloses. Il y en a bientôt tant qu’elles tapissent le fond de la yole. Quand enfin j’attrape la bouée de tête, je piétine dans les poissons jusqu’aux mollets, la yole roule à couler bas. Il s’y connaît, Grand-père ! L’estey n’est plus qu’à un demi-mille. Le temps de remettre en marche, et cap sur la maison ! Grand-père ne me regarde plus, il a fermé les yeux, son cou est raidi par la douleur.

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lexique et notes

Glène (nom féminin) : Disposition d'un cordage lorsqu'il est lové, puis posé à plat-pont ou pendu à un taquet.    retour au texte

Nager : Pour les marins, nager signifie également ramer.    retour au texte

Safran (nom masculin) : Partie mobile et immergée du gouvernail, articulée sur un axe appelé mèche.    retour au texte

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