Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 24

Teuf à présent se comporte tout autrement, nos relations paraissent transformées. Eh oui, le voilà qui m'adresse un sourire et me tend une serviette. Tandis que je me bouchonne, je l'entends qui marmonne :
— Mon père était pêcheur, et avant lui son père. Moi mon gars, j'ai grandi à l'étier, j'ai connu les baignades au plain d'eau, les culbutes dans la vase, les bagarres entre gamins de la communale. Ce fleuve c'est mon enfance, c'est ma vie. Aujourd'hui je ne saurais faire autrement qu'y vivre.

Tandis qu'il parle, j'achève de me bouchonner. J'ai la chair de poule malgré la chaleur. Je suis encore sous le coup, le sang me bat la tempe, je voudrais pourtant accorder à ses paroles l'attention qu'elles réclament. Je songe à Grand-père, lui qui a dégagé son hélice en plein hiver. Ce qu'il a dû avoir froid ! Ah ils étaient rudes les anciens ! Je doute que nous les égalions jamais.
— Nous sommes du Vitrezais, poursuit Teuf. Nous habitions une cahute à la queue de l'étier. Tout gamin j'allais avec ma mère chiner la pêche dans les fermes. Je l'aidais à pousser la charrette, criant pour elle dans les cours : : « Les crevettes sont là ». C'est moi qui enfilais les plies sur l'anneau de fer, qui disposais en épis les aloses et les mules. Ah la journée était longue ! Plus d'une fois au retour je me suis endormi sur la charrette. Je n'avais pas douze ans quand mon père me prit à bord de la filadière. L'été nous pêchions le créa. La Saint-Jean venue, nous en suivions la mouvée jusqu'en Dordogne, tantôt cabanant, tantôt dormant à la ferme. L'hiver nous pêchions les plies dans la baie de Talmont...

Teuf n'en aurait pas fini de raconter son enfance, s'il ne s'était senti happé par une mémoire plus ancienne. Il n'a pour ainsi dire qu'à laisser faire, les ancêtres parlent d'eux-mêmes. Ils disent les chaloupes armées à la pêche ; ils disent la gabare familiale qui aux Chartrons fournissait en joncs les artisans de futailles ; ils disent le vin, le chanvre et la poix, et le sel d'Oléron livré à Bacalan. Ils disent l'opulence des maîtres de barque, puis la concurrence du chemin de fer, les équipages réduits, l'éreintement, et pour finir le retour à la petite pêche. Et Teuf d'évoquer dans un souffle la fin de son père, capelé par une déferlante sur le Banc des Olives où il s'obstinait à taquiner la loubine.
— Hélas, conclut-il à mon adresse, je crains que votre génération ne connaisse jamais cette vie du fleuve, si farouche, si puissante. Nous sommes les derniers. Après nous, il n'y a plus personne pour vivre sur l'estuaire...

Perdu dans ses pensées, Teuf se tient coi. De temps à autre il crache dans l'eau. Sa conclusion ne me plaît guère.
— Si ceux d'aujourd'hui, dis-je, ne croient pas en l'avenir, s'ils n'ont plus foi dans la rivière, ils ne dureront pas.
Il fait volte-face et me dévisage.
— Qui es-tu gamin pour parler de la sorte ?
C'est fou la force que je sens déposée en moi. C'est comme si mes ancêtres étaient là, comme s'ils parlaient à travers moi. Teuf n'en finit pas de me regarder. Ses ancêtres ont reconnu les miens. Oui, j'en jurerais. Ainsi c'est la grande loi de la rivière qui nous oblige et qui nous lie, qui fait de nous des frères. Que voulez-vous, les frères parfois se querellent !

Je serre la main qu'il me tend. Ainsi la vie est rétablie dans son bon sens. Il sourit, mais moi je reste grave. Eh quoi ? Si à nous deux nous ne pouvons faire qu'à nouveau les fleurs poussent devant notre maison et que les hirondelles nichent dans la pêcherie, qui le pourra jamais ? Et si nous, les gens d'ici, ne savons pas faire vivre l'estuaire, qui le saura ? Il a compris, il abat sa grosse main sur mon épaule.
— Eh bien, tu n'as pas froid aux yeux ! Tu sais ce que tu veux. Au fond, nous sommes d'accord. Puisque tu veux pêcher, tu viendras avec moi. Nous ne serons pas trop de deux. Mais dis-moi, mon gars, qu'allais-tu faire de si important à Bordeaux ?
— Moi ?
— Tu pensais pardi faire la route d'un coup et redescendre avec la marée, tu t'es dit : personne ne saura rien de ma fugue ?
— Du tout ! Et puis ce n'est pas une fugue. L'envie m'a pris de me retrouver un moment sur l'eau. J'avais besoin de me dégourdir les bras...
— C'est tout ?
Croit-il, ce brigand, que je vais livrer mon secret ? Pardi ! Et me détournant, je considère longuement la rivière, les aubiers de la rive défilant sur le clocher de Bassens, le ciel extrême et bleu où vire un couple de milans, le feston de la ligne haute tension qui de pylône en pylône, s'enfonce dans la presqu'île et franchit la Dordogne je ne sais où. Puis à quoi bon parler maintenant ? Mon projet a échoué. Et me tournant vers Teuf, les yeux dans les yeux :
— C'est tout !
Et lui, après un silence :
— Que vas-tu faire à Bordeaux ?
Alors prenant mon courage, tentant l'espoir, et tant pis s'il se moque, je balbutie :
— Je vais chercher ma mère.

Et je lui parle d'elle. Je lui raconte son mal-vivre au pays, sa solitude, sa fugue, et tout le malheur. Et c'est dommage, dis-je, parce qu'elle, pour le coup, c'est une fille du fleuve, une femme qui sait parer l'alose et la vendre, une femme qui ne craint pas de sentir le pont rouler sous ses pieds, ni le vent siffler dans les agrès. Et j'ajoute que c'est une misère d'avoir laissé Grand-mère dans notre maison presque vide maintenant.

Il écoute sans dire mot. Le silence se prolonge tandis que chacun suit ses pensées et parlemente avec les ancêtres. Le temps passe, je songe aux années qui viennent, je songe au Lycée de la Mer où peut-être j'entrerai, où sûrement j'entrerai, car j'en ai pris la décision. Elle s'est pour ainsi dire prise en moi, cette décision, tout à l'heure, quand Teuf m'a tendu la main. C'est curieux comme les choses se font ! Ah quand ma mère sera de retour, quand la vie aura retrouvé le chemin de chez nous, il faudra que j'en mette un coup au collège si je veux devenir pêcheur.

Le temps passe, nous regardons grandir les silos du port aux grains, le pont suspendu, les immeubles de Bordeaux. Je me demande à quoi pense Teuf. Je le vois qui barre, le regard perdu dans le lointain. Quel homme singulier ! Il n'était pas vilain garçon, n'eût été l'air bagarreur qu'il se donnait. Sa mise farouche trahissait, me semble-t-il, une grande délicatesse. Plus que d'être craint ou admiré, lui qui pour moi personnifia un temps l'esprit du mal, il avait surtout besoin de croire qu'on pût l'aimer. Souvent dans les mois qui suivirent, je le vis donner des gages d'amour, et tant pis pour ma rancune, c'est moi qui en eus les prémices. Tout compte fait, il aura eu sa manière à lui d'entrer dans notre famille, et je ne sais ce qui l'emporte de lui dans ma mémoire, du père ou du compagnon.

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lexique et notes

Chiner : Avant que n'existe la chaîne du froid, le poisson devait être vendu sans attendre, à moins d'être fumé, salé ou mis en conserve. C'est la femme du pêcheur qui allait le proposer dans les environs.         retour au texte

Plie (nom féminin) : Poisson plat du bas-estuaire et des côtes océanes, appelé également flet.         retour au texte

Filadière (nom féminin) : Bateau traditionnel des pêcheurs du bas-estuaire, long d'environ sept mètres. Non pontée, pointue des deux extrémités, la filadière était gréée d'une voile au tiers. Sa tonture marquée, son étrave pincée, lui permettaient d'affronter les eaux agitées de l'embouchure. Les filadières à voile ont disparu vers 1940, remplacées par des canots motorisés.         retour au texte

Mouvée (nom féminin) : Migration des poissons. En Gironde, ce mot désigne en particulier la migration des esturgeons juvéniles qui à la fin du printemps remontent l'estuaire.         retour au texte

Capeler : Entourer, enrouler, recouvrir. Ici, le père a été enlevé de son bateau par la déferlante.         retour au texte

Loubine : Appellation locale du bar.         retour au texte

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde