Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 14

Ce matin j'ai décidé d'aborder le sujet. Grand-mère épluche des légumes dans la cuisine. Là, je sais qu'elle ne fuira pas, elle est sur son terrain. Assis près d'elle, pelant un poireau, je dis :
— Pourquoi as-tu mis en vente L'Aigrette et la pêcherie ?
Elle a levé la tête, piquée. Je poursuis :
— Et pourquoi ne m'en as-tu rien dit ?
Son visage prend une expression consternée, ses yeux gonflés de fatigue cherchent les miens. J'ai honte de mon audace, pourtant une fougue implacable me pousse. Je poursuis :
— Je veux devenir pêcheur, tu le sais, j'ai juré à Grand-père de prendre sa suite.
— Tu es trop jeune, dit-elle, tu as bien le temps de choisir un métier.
— Je sais que l'acte de vente n'est pas signé. Il est encore temps d'y renoncer…
— Tu es trop jeune, tranche-t-elle. Tu dois d'abord faire ton collège. Et puis je ne veux pas que tu ailles sur la rivière. D'ailleurs il n'y a plus de poisson, tu le sais, juste de quoi faire une misère. Et puis je n'ai pas les moyens d'entretenir le bateau...
Voilà ce qu'elle répète. À croire que la rivière n'est pas capable de nourrir ses enfants ! Considérant la cause entendue, la tête penchée, elle s'est remise à peler ses poireaux. Moi, le feu au front, me contenant de mon mieux :
— Je sais que l'acheteur est venu hier encore te voir...
— Je te l'ai dit, tu es trop jeune, crie Grand-mère d'une voix cassée.

Je m'en voudrais d'insister. Il est d'ailleurs bien tard pour annuler la vente, Teuf s'est installé sans attendre. Il a tracté sur la prairie une caravane dans laquelle il habite. Et le voilà chez lui. Quel sans gêne !
— Et que je ne te vois pas rôder par ici ! beugle-t-il du seuil de la pêcherie, la main levée comme pour frapper.
La pêcherie, je n'y vais plus. J'ai bien fait d'en retirer mes avirons et mon filet à crevettes : il s’en serait emparé sans vergogne. Quant à la yole, il l'a cadenassée, histoire qu'il ne vienne à personne l'idée de l'emprunter. Pendant qu'il enfonçait à grands coups de masse la barre-à-mine où il l'attache, je sentais la maison trembler. Quelle brute ! Pour ce qui est de payer, Grand-mère est revenue plusieurs fois en rage de la pêcherie. Elle rumine sa déconvenue. Teuf rentre le soir avec de menues prises. C'est normal, il ne connaît pas les coins où se tient le poisson. S'il était moins stupide, il m'aurait demandé.
— Pas de poisson, pas d'argent, répète-t-il, l'air fin.
À l'écouter, c'est nous qui lui redevrions. Quelle crapule ! J'avais pourtant mis Grand-mère en garde.

Accoudé à la fenêtre, je relis pour la troisième fois la lettre de ma mère : l'oncle Paul est atteint du sida. De nos jours les médecins savent ralentir la maladie, écrit-elle. Une issue fatale n'est pas à craindre. Voire ! Grand-mère ne s'y est guère trompée. Le coup est dur pour elle. Maman pense nous rassurer en écrivant qu'elle va soigner son frère du mieux qu'elle peut, manière de dire qu'elle n'envisage pas de revenir. Le vent secoue la lettre, je suis tenté d'ouvrir les doigts, elle serait emportée aux cent mille diables. Pour ce qu'elle nous réjouit !

Je n'ai qu'à lever le nez pour observer Teuf. Il mange assis sur le pavois de L'Aigrette. Il pique ses aliments de la pointe du couteau puis fourbit sa lame à la culotte avant de la replier. Quand il a vidé son verre, il se sèche la moustache à la manche. Et de se moucher d'un doigt par-dessus bord. Au moins, il n'aura pas de mouchoir à porter à la laverie ! Je n'avais pas remarqué, abusé par sa tignasse, qu'il a une oreille écourtée. La pointe du pavillon est enlevée comme par une morsure. Est-ce qu'il s'est battu avec un chien qui aurait avalé la bouchée ? Je replie la lettre et ferme la fenêtre.

Voilà plusieurs jours que je n'ai pas vu le martin-pêcheur venir nous régaler de ses facéties. Les oiseaux sentent très bien à qui ils ont affaire. Ils savent aussi respecter la tristesse des humains. Tout le malheur vient du départ de Maman. Grand-mère ne lui pardonne pas de l'avoir laissée seule au pays, seule à prendre soin de moi. N'était-ce pas assez qu'elle fût fâchée avec son fils ? L'annonce de sa maladie n'arrange rien, bien au contraire. Elle préfère ignorer ses mœurs.
— Pourquoi, dis-je une autre fois qu'ensemble nous épluchons, pourquoi ne vas-tu pas les voir à Bordeaux ? J'irais avec toi, ensemble nous ne manquerions pas de convaincre Maman de revenir.
— Ce n'est pas à moi d'aller la chercher ! Et puis je préfère ne pas voir ce qu'elle fait là-bas.
— Si Maman revient, et avec elle l'oncle Paul, à quatre nous saurons bien faire marcher la pêcherie. Tu le vois, il faut vite renoncer à cette vente.
Elle se prend à hurler, les larmes lui viennent, elle plante là ses légumes et claque la porte. Voilà la négociation dans l'impasse. Nous n'irons pas plus loin.

Moi aussi je suis au bord des larmes. La lettre de ma mère nous a ébranlés. Il ne manquait plus que cela. Mais jusqu'où vont-ils se laisser détruire, tous tant qu'ils sont ? La colère m'a pris. J'ai renversé la table, les légumes et tout. Grand-mère a bien fait de filer, je lui aurais lancé la chaise. Je ne me savais pas si violent. Est-ce la colère de Grand-père qui remonte en moi, la colère de tous les nôtres ? Je ne parviens pas à oublier Teuf, le sourire aux lèvres et caressant hier au salon notre casque de scaphandrier. Ah, pas de ça, matelot ! Et pour commencer j'enferme dans ma chambre le précieux casque puis le cadre avec la photo de l'oncle Maurice, son diplôme et sa décoration. Quant au poignard, il est hors de question que ce vaurien se l'approprie. Je dois monter à bord de L'Aigrette et le reprendre avant qu'il le découvre. Quel malheur ! Tout file en quenouille. Je n'aurais jamais cru que les adultes perdent si vite pied. Gardent-ils seulement un reste de confiance dans la vie ? Je crains le pire ! Dorénavant c'est à moi d'agir. Mais seul, que faire ? — Encore que seul, je ne le sois point : il y a le fleuve. C'est un allié, une grande force.

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