Paroles d'estuaires

Kamiel Vanhole - ses écrits

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Rivière

À l'aube, les collines ôtent prudemment leurs bas
pour tremper un pied, puis l'autre dans la Meuse.
J'en ai rêvé : tu étais une colline
et tu ne l'étais pas,
tu commençais, pas même pour moi,
je te voyais comme sur une toile,
je vis que lentement tu enlevais
une chaussure et puis l'autre,
ramassée sur toi-même
comme une montagne, ou comme du pain

Mais toi, tu bougeais, un pied
fut déposé sur ton genou
et couche après couche dépouillé de sa laine,
jusqu'à ce que je vis
les petites craies blanches de tes orteils
qui écrivaient sur l'eau,
des pattes de mouche,
un hexagramme : l'eau qui lèche à la montagne.
Joie. Il faut se dégourdir les orteils,
car les montagnes rêvent de bouger
comme une rivière aspire à la mer

[...]

extrait de 'La région du cœur' [télécharger le texte]

 

Un jour, je suis allé en ville

[...]
Un jour, je suis allé en ville.
Je flâne, et où que se pose mon regard, je vois des choses familières. Des volets en acier, des façades hautaines, des chasseurs de soldes.
Tu n'es pas là. D'abord, tu as été envoyée au pensionnat ; ensuite, tu es allée faire des études à l'ouest. Tu étais douée, j'ai nourri une sorte de fierté pour toi. Mais j'ai aussi commencé à te perdre, je m'en rends compte maintenant. Nous nous écrivions, nous nous voyions pendant les vacances, et pourtant quelque chose avait basculé. Ta voix venait de loin, d'autres sons s'y étaient mêlés, moins doux et geignards.
Tu chantais encore, ça oui, et l'été passé, nous avions vadrouillé dans les bois, mais quelque chose s'était dressé entre nous.
Je me maudissais. Je t'ai fait une scène de jalousie, mais toi, tu t'es contentée de sourire. Et c'était vrai, nous ne nous étions jamais fait de promesses. Oui, des sottises, des dents qui s'entrechoquent. Mais te lier, il n'en était pas question.
Et il en va de même pour les choses que je vois en route  : elles m'échappent. Les maisons, les champs, la rivière au loin, tout semble comme autrefois. Tout est normal, tout est comme cela a toujours été. Pas de troupe de légionnaires romains égarés surgissant d'une grotte de marne. Pas de suite impériale galopant à l'horizon. Et jamais cette large vallée ne se transformera devant mes yeux émerveillés en canyon au-dessus duquel tournoient quelques vautours.
[...]

extrait de 'La région du cœur' [télécharger le texte]

  

J'ai quinze ans

[...]
J'ai quinze ans. Nous sommes au plus fort de l'été. Je marche dans les collines avec celle que j'appelle Toi. Noorbeek, Ulvend, ces côtés-là.
Nous avons franchi la frontière, mais nous ne le savons pas encore. Il y a là tellement de sentiers de contrebande et nous marchons sans but. Deux enfants encore, deux âmes étranges mêlées.

Le soleil commence à se coucher et nous descendons un sentier qui longe la lisière du bois. Au tournant, nous voyons une clôture en fer forgé, entrebâillée. Entrée interdite aux personnes non autorisées. Nous avons quinze ans, dis-je. Nous sommes autorisés. Et nous nous tortillons pour entrer. Non, je n'ai pas peur, les brigands n'existent pas. N'existent pas, plus ou pas encore, qui le dira  ?
- Je suis à tes côtés, dis-je. N'aie pas peur.
Ces mots-là. Nous dévalons un talus et arrivons à une vieille ligne de chemin de fer.
Les rails brillent, on les emploie encore. Nous faisons de l'équilibre sur les poutres. Nous voyons que la ligne disparaît dans un tunnel, un grand œuf sombre dans la colline, un trou noir comme on nous en a parlé à l'école. Il gobe tout ce qui passe à sa portée. Et nous aussi, nous sommes gobés. Ses yeux. J'y vois fulgurer des éclairs mais j'y vois aussi un petit rire. Elle reste clouée sur place, elle se fait prier.
- Nous l'entendrons bien, dis-je. On les entend venir de loin.
[...]

extrait de 'La région du cœur' [télécharger le texte]

  

Unreal City

[...]
Huit heures du matin et la ville puait déjà des aisselles, tandis que Philippe passait sous les arcades de la rue des Colonies, un des rares trottoirs couverts que compte Bruxelles. La rue descendait en pente raide et débouchait sur un réseau de couloirs souterrains qui chaque matin crachait les navetteurs de la Gare Centrale : en essaims compacts, ils ondulaient vers les bureaux des environs pour y gagner leur croûte. Avec ses douze ans, Philippe allait à contre-courant, utilisant son cartable comme un coin qu'il enfonçait devant lui, un canif qui coupait du beurre. Il se sentait petit et mal à l'aise, mais en même temps son âme dansait sur la corde, loin au-dessus de tous: il ne se laisserait jamais emporter. Et il était fier de ne pas faire partie de ces visages de bois mal réveillés, qui le dépassaient en tanguant loin au-dessus et en dessous de lui.

'Unreal City,
Under the brown fog of a winter dawn,
A crowd flowed over London Bridge, so many,
I had not thought death had undone so many.
Sighs, short and infrequent, were exhaled,
And each man fixed his eyes before his feet.'

C'était quelques lignes - pas des plus extraordinaires - de The Waste Land de T.S. Eliot. Chaque fois que Philippe les lisait, elles lui remettaient la rue des Colonies à l'esprit. C'était une rue assez jeune, tracée en 1908, lorsque la Belgique se targuait encore d'être un pays colonisateur. "En souvenir de l'annexion du Congo" disait la plaque indicatrice.
Ce qui l'intriguait le plus, c'était de savoir ce que faisaient tous ces gens qui l'entouraient. Dans un village, on savait que l'un était garagiste et l'autre plombier, on savait quel sieur fréquentait quelle dame et ce que la benjamine du boucher avait à nouveau fichu de l'argent que son père avait gagné aux courses. On était au courant de tout cela, mais en ville les gens paraissaient infiniment mystérieux, comme des créatures d'une planète loufoque.
[...]

extrait de 'Vieille sacoche' [télécharger le texte]

  

Lisbonne sent la fleur de tilleul et les sardines grillées

[...]
Je traverse des petits parcs ombragés, je passe devant la statue d'un marquis avec un lion et je jouis du spectacle merveilleux et somnolent de cette ville au bord de l'océan, où se déploient encore des rêves séculaires, je regarde le large boulevard qui se déroule, indolent et majestueux, de la colline à la rive du Tage. " Boa tarde ", crie quelqu'un, mais il n'est pas si tard, à peine quatre heures à voir ma montre, le soleil descend et pourtant on ne le sent pas, à cause des vieilles pierres qui ont sucé avidement la chaleur. Maintenant j'ai faim. Là, tout à l'heure, dans le quartier de l'aqueduc, tout sentait le tilleul, mais maintenant que j'approche du centre, d'autres odeurs se laissent bercer par la brise saline, des odeurs plus vives de nourriture, de calmars frits et de sardines fraîches grillées à l'huile d'olive et saupoudrées de citron et de coriandre hachée. " C'est prêt  ! " crie une femme, mais pour moi rien n'est prêt, je suis du bois d'épave fraîchement échoué, j'ai encore des guirlandes de mousse aux lèvres, mais trêve de goualantes, mon pote, et en route dare-dare pour se trouver quelque chose à becter.
Bon, j'ai eu de la chance, je l'avoue. Je ne suis pas mort asphyxié dans une cale de bateau ou frigorifié dans une soute d'avion et,je ne me suis pas noyé.
Je suis là et je mords.
[...]

extrait de 'La porte africaine' [télécharger le texte]

    

Ma sœurette

[...]
Et visez-moi ce malabar noir avec son sac à dos sur l'épaule et son petit gsm à la ceinture. Toujours disponible, toujours si horriblement actif que ça m'écœure. Mais qu'est-ce que j'en sais, moi Bloum et mon cœur de poulet, j'ai reçu hier la visite de ma sœur, ma sœurette, c'est encore comme ça que j'y pense, car elle a beau être devenue une petite madame d'âge mûr, c'est encore un tanagra. Et tellement résignée, il n'y a pas d'autre mot. Une petite chose merveilleuse, mélancolique, qui pendant qu'elle pend le linge dans la cave, repense l'espace d'un instant à l'émission de notre enfance, The Monkees, le samedi soir à six heures et demie, ambiance garantie, des pitres drolatiques qui, en fait, maintenant que j'y repense, étaient une parodie tranquillisante, une manière américaine de rendre le rock'n roll inoffensif, prêt à gober pour les bébés-télé que nous étions alors.
Mais le rire de ma sœur m'a quand même fait sursauter. Comme s'il surgissait à gros bouillons du puisard de son âme. C'est alors qu'on est content de pouvoir se mettre le cerveau un peu en compote avec quelques verres de stout. On n'a plus qu'à écouter après, ça aide, rien qu'à écouter comment, dans l'hospice de petits vieux dans lequel elle travaille comme infirmière de nuit, la merde colle parfois aux murs. L'homme au rebut, voilà ce à quoi elle a constamment affaire, à mi-temps heureusement. Mais elle n'en parle pas beaucoup, au contraire, je me rends maintenant compte à quel point elle parle peu de son travail, comme si elle ne voulait pas imposer cela aux gens. Alors que cela se lit sur sa figure, évidemment. Hé, sœurette, tu devrais être ici, au cœur du Cameroun, ici tout ce qui est vieux est rafistolé et revendu. Regarde, tu vois cet écriteau, là : pièces, occasion, fiat, alfa, chrysler, pneus, c'est écrit en lettres maladroites et effilochées, pêle-mêle, mais ici les choses ont encore de la valeur, ce quartier, Messieurs de la Commission Européenne, est un quartier dans lequel les gens comptent leur argent en rue. Ici, on manipule, on macule encore les fafiots sans gêne, c'est le deuxième que je vois faire, il porte un T-shirt avec Attention, Achtung, Attenzione en cinq ou six langues sur sa bedaine africaine et ses pieds sont chaussés de Nike avec des ailes invisibles. Et pourtant tout va plus lentement ici, c'est d'ici que la langueur de ce jour commence à ramper dans la ville comme un serpent affamé [...]

extrait de 'De la plus belle eau ' [télécharger le texte]

    

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