Sur la Dordogne, en amont de Bourg-sur-Gironde, un banc de vase se forma
un jour, devant le château de Croûte. Les navigateurs de Gironde
le nommèrent le "vasard de Croûte" et l'inscrirent
sous ce nom sur les cartes marines de l'époque. C'est ainsi que
je l'ai connu dans mon jeune temps.
Petit à petit, on vit le vasard s'élever de plus en plus
haut, sous l'action des eaux de la rivière et des marées.
Il commença par se couvrir d'herbe, puis d'arbustes, et enfin de
quelques arbres malingres. Dès lors, il prit l'appellation d'île
de Croûte et c'est là que les ennuis commencèrent.
Quelques ragondins s'y étaient installés en toute tranquillité,
quand ils virent arriver une horde de rats ayant à leur tête
une horrible mégère : la, sorcière Bec-en-Croûte.
Celle-ci décida d'étendre sa domination aux poissons et aux
pêcheurs qui passaient de part et d'autre de l'î1e. Elle exigea
des pêcheurs une pièce d'or par lamproie pêchée.
S'ils ne s'acquittaient pas de cette taxe, elle empêcherait les lamproies
de remonter la Dordogne et les enverrait sur la Garonne.
Les pêcheurs ne pouvant se procurer les pièces d'or, Bec-en-Croûte
mit sa menace à exécution. On vit de moins en moins de lamproies
sur la Dordogne et les pêcheurs commencèrent à crier
famine. Les aloses et les anguilles ne suffisaient pas a boucler correctement
le budget de l'année. Ils s'en prirent à la Dordogne, l'accusant
d'avoir une mauvaise eau qui faisait fuir les poissons.
Vexée d'être accusée à tort, la fée
de la rivière réagit. Comme elle s'entendait bien avec sa
collègue de la Garonne voisine, elles décidèrent de
s'unir contre la sorcière de l'île. À elles deux, elles
seraient plus fortes que Bec-en-Croûte pour conjurer le sort, et
au besoin en jeter un.
Elles enfermèrent l'affreuse sorcière dans un arbre, emprisonnant
ses bras dans les branches tordues sous les efforts infructueux que Bec-en-Croûte
fit pour essayer de se dégager.
Malheureusement, les rats étaient toujours là qui effrayaient
les lamproies et les faisaient fuir.
Un soir d'hiver 1999, le dieu Éole envoya sur le nord de la France
un ouragan d'une force inouïe.
Garonne et Dordogne s'adressèrent à lui : « Dieu
du Vent, quand tu en auras fini avec le Nord, pourrais-tu nous débarrasser
de tous ces rats ? »
« Pas de problème », répondit Éole
qui connaissait bien le coin, grâce à son ami le Noroît. « Je
fais le nécessaire. »
Le lendemain, il envoya sur l'estuaire de la Gironde un ouragan encore
plus fort que celui du Nord, à tel point que toute la région
en souffrit beaucoup. Par contre, quand le vent se fut calmé, on
s'aperçut que l'île et les rats avaient disparus. Il ne reste
plus qu'un arbre aux branches tordues, seul au milieu de la rivière.
Les lamproies sont revenues sur la Dordogne et, au printemps dernier,
on en fit de belles pêches. La sorcière, prisonnière
de son arbre, est condamnée à rester au milieu de l'eau,
pour constater l'échec de sa méchanceté.
Parfois, au passage du lan, les pêcheurs lui font un pied-de-nez.