Cela se passait dans les années cinquante. Le noroît, ce
vent musclé du Nord-Ouest s'engouffrait dans l'estuaire de la Gironde.
Il soulevait en vagues abruptes l'eau que la marée descendante (que
nous appelons le jusant) précipitait vers l'océan. Ballotté par
les vagues, le bateau-pilote "PG1" dérivait du côté de
BXA, la bouée d'atterrissage, en attendant un cargo annoncé par
radio. Ce dernier étant en vue, la pilotine fut mise à l'eau
sous le vent du "PG1", avec à son bord un pilote et Constantin,
le canotier.
Après s'être écarté du bateau-pilote, Constantin
mit le cap vers le cargo. La petite pilotine disparaissait dans le creux
de houle pour ressurgir sur la crête de vague suivante. Pourtant,
Constantin était tranquille. Vers la grosse bouée d'atterrissage,
les vagues étaient plus arrondies qu'à l'approche de La Coubre
ou de la Pointe-de-Grave. Il en avait vu d'autres ! Au bout d'un quart
d'heure, le pilote escalada le flanc tribord du cargo, accroché à l'échelle
de corde comme une araignée à son fil. Il se dépêcha
pour ne pas se retrouver dans l'eau au prochain coup de roulis. Quand il
fut certain que le pilote était tiré d'affaire, Constantin
prit le chemin du retour, en direction du "PG1". D'habitude,
ce dernier venait à son avance, pour lui faciliter la tâche.
Ce jour là, ce ne fut pas le cas.
Le ciel se couvrait par l'Ouest et de lourds nuages noirs assombrissaient
le ciel et se rapprochaient de plus en plus de l'embouchure. Le grain s'abattit
sur la pilotine alors qu'elle n'avait fait que la, moitié du trajet.
La pluie tombait si drue que notre canotier ne voyait plus ni le cargo,
ni le bateau-pilote. C'est à ce moment là que, dans un fracas
assourdissant, un grand éclair blanc déchira. le plafond
noir du ciel. Par cette brèche lumineuse, Constantin découvrit
une scène qui le laissa ébahi. Un grand vieillard, vêtu à l'antique, étendait
les mains vers l'entrée de l'estuaire. De ses doigts s'échappait
un souffle violent qui soulevait l'eau en crêtes infernales. « Allons,
allons, mesdames, arrêtez de rêver. Je suis plus fort que vous
et vous le savez bien ! »En face de lui deux femmes se tenaient
par la main, tentant de résister à la poussée du souffle:
une brune et une blonde. « Arrête de souffler, Noroît,
tu perds ton temps », répondit la brune. « Nous
descendrons quand même jusqu'à l'heure prévue. Seul
Neptune a le droit de nous changer de sens. » La douceur
de ses traits, sous ses longs cheveux noirs, contrastait avec l'éclat
de ses yeux sombres et la, fermeté de ses paroles à l'accent
espagnol. « Ça suffit, la Garonne, ne te fais pas
plus forte que tu n'es » répondit le Noroît. « Taiso
té vent du large ! » intervint l'autre femme. « Tu
peux toujours souffler, tu décoiffes nos eaux, mais nous passons
quand même. Garonne et Dordogne unies, nous n'en sommes que plus
Gironde et n'avons que faire de tes caprices. » Puis, en
baissant les yeux, elle vit la pilotine, minuscule jouet dans les vagues énormes.
L'occitane Dordogne poussa son amie du coude et lui montra Constantin : « Cessons
cette bête querelle, sinon ce marin est perdu ! » Puis
se tournant vers le Noroît : « Pour une fois nous
allons nous en retourner avant l'heure, mais c'est seulement parce que
nous aimons Constantin et non pour te faire plaisir. » Aussitôt
tout disparut. Vent dans le sens du courant les vagues s'atténuèrent.
Noroît s'en alla souffler ailleurs et remporta ses nuages. Encore
tout étonnée Constantin regarda autour de lui. Il était
devant l'entrée de Port-Bloc, sous un beau soleil. Le cargo filait
au loin vers Bordeaux. Au large, le "PG1" faisait des ronds dans
l'eau, semblant chercher sa, pilotine. Constantin alla. amarrer son canot
au ponton des pilotes et courut jusqu'au bureau pour signaler son arrivée.
Le commandant du bateau-pilote fut très surpris en apprenant la
nouvelle, d'autant plus qu'il ne l'avait pas vu passer au radar (et pour
cause, il n'en avait pas ! Ce jour là, à la surprise
de tous, la marée avait tourné avec une heure d'avance. Mais
au fait, n'était-ce pas le jour où on passait à l'heure
d'hiver ? Ce n'est que beaucoup plus tard que Constantin raconta son
aventure à ses petits enfants.
© Michel Manem, mai 2003