Les canards s'en lavent les pattes

Croisière 2005

par Jean-Bernard Forie


Dimanche 21 août 2005

Tôt matin, avant que la montée du flot n’atteigne le canot, je débarque à travers le taillis qui borde la rive. Entre l’eau et le remblai qui protège les cultures, s’étend un bois touffu que les grandes marées envahissent. D’innombrables bois flottés et autres petites épaves y gisent, enchevêtrés dans la pénombre verte qui semble régner éternellement dans cet endroit. Je marche ensuite sur la digue, et vais jusqu’à une petite trappe coulissante qui met en communication le fleuve et la jalle qui draine la plaine. À ce moment précis arrive un homme qui vient l’ouvrir pour irriguer les parcelles voisines. Un moteur électrique ronronne, les engrenages de métal noir aux grosses dents couvertes de graisse jaune tournent lentement, et l’eau se précipite en tourbillonnant pour envahir la jalle. Au bout d’un quart d’heure, il repart après avoir redescendu la lourde porte coulissante.

11h, avec ou sans renverse, comme la veille, je pars pour atteindre le bec d’Ambès et remonter la Garonne. Très vite, il faut jeter l’ancre un moment pour réduire un peu la voile. Marée descendante, vent de nord-ouest dans le sens opposé : la voile à moitié amenée, il faut prendre un ris vent arrière, le canot remontant sur son mouillage. La manœuvre est étrange, mais j’en viens à bout.

Démâtage involontaire !

Lentement, avec l’aide du courant, je descends la Dordogne en louvoyant, entre rafales de vent et éclaircies. À la hauteur d’Ambès, comme je l’ai déjà vu au cours d’autres navigations, ça déferle de partout dans le chenal, là où le courant est le plus fort. Je décide de prendre le deuxième ris, et de faire la manœuvre au mouillage, comme précédemment. Pour les navigations en solitaire sur les fleuves, rivières et autres espaces resserrés, c’est la façon la plus sûre de procéder. La surface de toile restante est tellement faible que la manœuvre est censée n’être qu’une formalité. Mais moi, j’aime compliquer les choses ! Ne voilà-t-il pas qu’en étarquant fermement le palan de la livarde (en clair : en exerçant une traction du pied du mât vers le haut), je déboîte le mât de son emplanture… Il bascule lentement sur l’arrière, encore retenu par son amarrage à l’étambrai et accompagné de la volée de noms d’oiseaux que je m’adresse à cette occasion. Le mât est en principe solidarisé à la coque par un petit amarrage à sa base, mais en partant j’avais oublié de l’installer et voilà le résultat. Un moment après, une fois remis de l’ordre à bord, le mât amarré solidement et le ris pris, je puis remettre en route et franchir le bec d’Ambès un peu avant 15h.

Tout change alors : au portant les mouvements sont doux, la coque arrête de taper, je largue les ris et remonte lentement ce qui reste de jusant, avant d’être rejoint par la renverse de flot. Deux heures plus tard, je passe sous le pont d’Aquitaine, suivi par un grand canot blanc arborant une belle voile au tiers rouge (des scouts marins ?).

Emporté sous le Pont de Pierre

Il faut maintenant passer sous le Pont de Pierre. C’est toujours le même petit rite qui se déroule à cette occasion : le courant vous emporte à une vitesse vertigineuse vers les douze étraves de maçonnerie qui déchirent le fleuve. On vise l’arche sous laquelle il faudra passer. Sur le pont des gens se penchent par-dessus le parapet pour mieux voir, un cycliste s’arrête pour regarder : échange de regards, sourires, saluts… Une fraction de seconde seulement ! Puis tout bascule et s’efface : nous voilà aspirés sous le pont qui résonne, puis éjectés de l’autre côté. Pas le temps de s’attendrir sur la force et la brièveté de cet évènement : les lourds remous des piles du pont s’emparent du canot pour le faire tourbillonner, et sur la barre il faut serrer la main.

Puis tout s’apaise, nous sommes passés.

Il y a ensuite d’autres ponts sur la Garonne, franchis facilement. Entre ceux-ci, les espaces d’eaux vides enfermés dans le grondement continuel des véhicules qui défilent le long des voies sur berges semblent des eaux mortes. Ce sont des espaces abandonnés où le reflet d’une voile sur l’eau n’y est que trop rare. Seuls y naviguent les voiliers démâtés qui remontent la Garonne pour prendre le Canal du Midi. C’est aussi une zone de transition. Après le Pont de Pierre, commence le domaine fluvial.

Le voyage continue, le long des berges verdoyantes. Un bateau- taxi, sorte de barge en aluminium à l’avant camus, me côtoie un moment, et ses passagers me saluent amicalement. Les bourgades du bord de l’eau défilent : Cambes, Baurech, Le Tourne et Langoiran, puis la soirée s’avance et je cherche une escale pour la nuit.

J’ai besoin d’un endroit assez plat, où le canot pourrait s’échouer bien à l’horizontale au bout d’une heure de jusant. J’ai aussi perdu mes repères : jusqu’à quelle heure la marée va-t-elle monter encore ? Le courant a molli, mais l’eau monte toujours.

Dormir dans la vase ? C’est possible !

Lestiac : un repli de la berge très engageant à première vue, et peut-être une cale empierrée où se poser, voilà l’endroit que je choisis pour passer la nuit. Après avoir tourné mes amarres aux arbres de la rive, je dîne, puis un promeneur vient discuter un moment avec moi. Il me l’a confirmé avant de s’en aller : la cale de Lestiac est ici, mais où exactement ? Il ne sait pas.

L’eau baisse enfin, il est vingt-trois heures. Je remonte la Garonne depuis le début de l’après-midi. Immense marée !

Il faut changer d’endroit. La cale est toute proche, à une dizaine de mètres, mais il a fallu que l’eau baisse suffisamment pour que je devine la configuration des lieux. Rien ne se fait tout seul, et il faut que je patauge dans la vase fluide qui recouvre cette fichue cale sur trente bons centimètres d’épaisseur pour changer les amarres de place. J’ai enfilé bottes et ciré (haut et bas), certes, mais que faire ensuite avec les jambes littéralement gainées de vase jusqu’au genou ? Pas la peine de finasser, le fond du bateau, avec mes manœuvres d’amarrage laborieuses et maladroites, est complètement tapissé d’une gadoue infâme, et c’est pourtant là qu’il va bien falloir dormir ! Alors, je m’allonge au fond du canot dans l’état où je suis, tire sur le haut de mon corps un pan de la voile pour me protéger de la rosée (sous le ciré, j’ai enfilé un pull), enfonce mon bonnet de laine jusqu’au- dessous des oreilles, et m’endors. Mais avec le retrait des eaux, le canot s’incline progressivement, et je glisse sur le fond de la coque, histoire de ruiner les dernières miettes de confort que je pensais avoir préservé au sein de cette calamiteuse situation…

Pourquoi ne pas aller s’étendre sur la berge, à l’abri sous une couverture ? Parce que le batelier fait corps avec son bateau ! C’est peut-être ridicule, mais je ne conçois pas de laisser ma monture affronter seule les périls du fleuve, sans que je ne sois avec elle pour réagir face à un quelconque danger. En maintes circonstances, j’ai eu parfaitement raison.

Le froid et l’inconfort de ma position me réveillent plusieurs fois dans la nuit. Heureusement, à chaque fois la fatigue est la plus forte, et je me rendors.


Samedi 20 août | Lundi 22 août


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