Les canards s'en lavent les pattes

Croisière 2005

par Jean-Bernard Forie


Samedi 20 août 2005
« Il va y avoir du bouillon ! »

Mise à l’eau à 8h du matin avec l’aide de ma femme, à la cale de Libourne, au pied de la vieille tour. Je range mes affaires dans le canot, sous l’œil rieur du pêcheur habituel installé sur le quai. Un retraité passe et me jette, avec une lueur gourmande dans l’œil : « Il va y avoir du bouillon ! ». Difficile de savoir de quel bouillon il parle et de la façon dont on l’accommode dans les parages…

Surgit un autre gars, plus jeune, qui s’arrête sur la cale où j’attends la renverse et me demande : « C’est une voile aurique ?». Oui, ou plutôt non, enfin c’est selon… L’étale se fait attendre, il est bientôt 9h, heure théorique de la renverse, et rien ne se passe.

Qu’importe ! Je pars à l’aviron, mais, sitôt sorti du confluent, je rencontre un courant de flot encore suffisamment fort pour m’inciter à mouiller près de la berge. Il faut attendre encore et encore que le courant veuille bien changer de sens. Le mauvais temps repousse semble-t-il dans l’estuaire des masses d’eau qui retardent l’heure du jusant.

10h30: fin de l’étale. C’est l’appareillage, le vrai. Grand-voile haute, avec l’aide d’une petite brise, je passe en louvoyant sous le pont autoroutier, puis m’engage dans le méandre d’Arveyres.

Parvenu à Saint-Pardon, la chose est évidente : la brise a forci et il faut serrer de la toile. J’arrive à prendre le premier ris au milieu du fleuve, en laissant un petit moment le canot à la dérive en travers du vent. À hauteur d’Izon, la brise monte encore : ciel gris toujours, rafales et surtout des creux, surprenants dans le chenal, qui commencent à déferler (vent contre marée, situation classique…). Un deuxième ris s’impose. Une fois celui-ci pris, et à l’ancre cette fois, le vent augmente encore, et je dois filer de l’écoute en permanence pour vider la voile au passage de rafales de plus nombreuses. Que faire ? Attendre ? Continuer à l’aviron ? Au surplus, je suis fatigué et traîne depuis le matin une migraine qui ne s’efface pas, aussi, après avoir amené toute la toile, je viens jeter l’ancre près de la rive au vent.

À l’abri près de la berge, je m’allonge au fond du canot et pars aussitôt dans une sieste insondable ! Quand je me réveille au bout de quelques heures, je suis échoué sur l’estran, au bas de l’eau. J’en profite pour manger quelque chose, mais ma position me préoccupe : je ne suis pas hors d’atteinte du mascaret. Je sors les jumelles et surveille l’aval.

Un ronronnement de canot à moteur m’intrigue : c’est la mise à l’eau des surfeurs qui attendent la vague suprême…

Face à la vague suprême

Machinalement, je colle mes yeux aux jumelles. Je sursaute : déboulant du méandre d’Asques avec un sourd grondement, une déferlante brune barre tout le fleuve ! L’eau alourdie de limon balaye les berges en rugissant, coiffant de grandes gifles liquides les souches et les obstacles de toutes sortes qui gisent sur l’estran. Je me hâte de fermer et de caler sacs étanches et bidons, je file le câble de mouillage en grand, même si je suis échoué, de manière à n’opposer aucune résistance lors du choc, et je m’accroupis, le cœur battant, à l’arrière du canot.

Le flot grondant et tumultueux qui accourt avec une rapidité impressionnante est précédé, en avant de son déferlement brutal et continu, d’une sorte de lame d’eau peu épaisse qui court sur l’estran. Voilà pourquoi j’ai bien fait de mollir en grand ma ligne de mouillage ! En une fraction de seconde, celle-ci se glisse sous le canot et le décolle de la vase. Il part aussitôt en arrière. Tout de suite après, la triple vague d’eau grise qui suit claque à la fois sur l’étrave et le flanc du canot, mais sans embarquer beaucoup d’eau ; puis l’ancre, d’un coup sec, rappelle l’étrave. Nous avons escaladé la marche liquide. Derrière nous, le grondement s’éloigne. J’ai juste le temps d’apercevoir un surfeur qui avance à toute allure, perché sur l’avant de la vague.

Le soir venu, j’échoue Plénitude au sommet de la berge, pour le placer hors d’atteinte du mascaret qui reviendra à l’aube. Surplombé de grands arbres dans la ramure desquels se perd la girouette du mât, posé sur un mol édredon de vase et de plantes aquatiques, Plénitude est à l’abri pour la nuit, et j’entre ainsi, progressivement, dans le rythme du fleuve.

Je dîne au crépuscule. La nuit est calme.


Vendredi 19 août | Dimanche 21 août


Estuaire intime En canot sur l'estuaire
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