Les canards s'en lavent les pattes

Croisière en gabarot - avril 1992

par Jean-Bernard Forie
Illustrations de Michel Vignau


Mardi 14 avril 1992

Pêche et navigation côtière : Brumeux ce matin, puis dégagé se couvrant en cours d'après-midi. Risque d'ondées orageuses en soirée sur côtes landaises. Vent de secteur est 2 Beaufort tournant au sud, 3 Beaufort à la mi-journée puis au sud-ouest en soirée, 5 Beaufort avec rafales sur côtes charentaises et nord landaise, 4 Beaufort ailleurs.
Mer belle devenant peu agitée puis agitée.
Visibilité 5 à 10 milles, localement 2 à 5 milles ce matin.

Lentement, à la pagaie, je redescends le cours du chenal de Fresnau. Le ciel est clair, l'air pur résonne des cris d'oiseaux invisibles et je débouche, ravi et émerveillé, dans le courant puissant qui tire au large. La brise est de secteur Est, donc portante. Cette constatation me fait bondir sur mes pieds : j'établis la voile dont les bambous cliquètent contre le mât. La toile crisse et frissonne, les minces cordages du système d'écoute se tendent. C'est parti ! La pagaie de gouverne devient dure à manier, les filets d'eau cavitent sur son bord de fuite, et une gerbe  jaillit si haut qu'elle trempe mon coude gauche qui se trouve au-dessus du tableau arrière, car je plaque la pagaie de gouverne contre la coque avec la main gauche.

Le bateau est à peine ardent, un petit clapot se forme et, au sommet des crêtes, la coque part en survitesse sur un matelas d'écume bruissante. La voile est déployée au maximum et la rive défile à une vitesse incroyable.

Mais la brise se renforce et semble refuser, ce qui me place sur la fausse panne. Le clapot surtout, en devenant une petite houle, m'inquiète car les départs au surf sont plus fréquents mais tendant à s'achever en départ au lof. Je ne peux pas régler l'écoute pour faire déverser la voile car j'ai besoin de mes deux mains pour gouverner le bateau. D'autre part l'avant si mal conçu embarque au creux des vagues et il y a déjà beaucoup d'eau qui clapote au fond de la coque. Je souhaiterais bien atteindre Les Monards, but de mon étape, mais le port de Mortagne est tout proche et je me résouds à m'y réfugier.

A cette heure de la marée il n'y a plus d'eau dans le chenal et je m'échoue à son embouchure, dans le battement des déferlantes menues qui fait en cet endroit un chant monotone et obsédant. Je tente de me déhaler dans le chenal mais le petit courant qui en sort bloque ma progression. Quant au halage, il est inconcevable dans la vase molle. Attente. La brise passe très vite au nord-ouest, le clapot déferle et moutonne à perte de vue, les yoles des pêcheurs de Mortagne cueillent leurs filets et rallient l'entrée du chenal où elles s'échouent. En un instant je suis entouré par les gars qui m'accostent et considèrent ce voilier étrange : coque noire, voile en film plastique bleu tendue sur des bambous, ciré jaune et treillis vert de son propriétaire. Exotisme. On parle de la pêche à la lamproie, on blague, on compare les différents bateaux de pêche : la vedette non pontée avec un puissant hors-bord concurrence la yole traditionnelle, issue elle-même de l'antique filadière, dont le gabarit remonte au moins au XVIIIe siècle. Finalement, la marée ayant monté, tout le monde repart et j'obtiens sans peine d'un pêcheur qu'il me remorque jusqu'au fond du port.

Cette fois-ci, le vent balaye avec force la plaine côtière. Il y a beaucoup de soleil et, sous les fers de la herse que traîne un tracteur dans un champ tout proche, la poussière vole. L'après-midi s'écoule lentement, et mes pas me conduisent jusqu'au bord de l'eau : d'après l'état des flots, je juge qu'il va être difficile de partir à la marée du soir pour rejoindre Les Monards. L'heure venant, je tente le coup, je rassemble mes affaires et, à la pagaie, j'essaie de sortir du chenal. Le vent m'en empêche, et me contraint à recourir au halage. Affreuse corvée, comme prévu : je trébuche sur les mottes de terre qui s'écroulent de la berge, je m'enfonce dans la vase et la corde de halage s'empêtre dans les hautes touffes des roseaux. A grand-peine j'atteins un bras du chenal proche de l'embouchure, où je marque une pause. Le souffle redouble de force, et me contraint à renoncer et reporter le départ au lendemain.

Au retour, je hisse un peu de toile et la coque se met de nouveau à courir. Je l'amène enfin, mais le vent prend dedans et elle se gonfle en éventail, comme une sorte de parapluie retourné : nous voilà repartis ! Je dois ferler cette toile avec un raban pour redevenir maître de la situation.

MortagneMortagne

Une fois amarré à couple d'un gros chalutier d'une douzaine de mètres, je cabane et prépare le dîner. La nuit est affreuse : les grains se succèdent et font battre la toile, qui se gorge d'eau de pluie et dégouline sur mon duvet. Nuit agitée, pleine de secousses et de chocs, car l'Espérance prend de l'erre et tire sur ses amarres.


Lundi 13 avril | Mercredi 15 avril


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