Les canards s'en lavent les pattes

Croisière en gabarot - avril 1992

par Jean-Bernard Forie


Mercredi 15 avril 1992

Pêche et navigation côtières : averses fréquentes et parfois fortes. Vent nord-ouest 6 à 7 Beaufort avec fortes rafales. Mer forte mercredi, agitée jeudi.

J'ouvre un œil : par une ouverture de mon abri  j'aperçois un pan de ciel bleu. Je bondis alors au-dehors : peut-on partir aujourd'hui ? Mais c'est la coque massive du crevettier auquel je suis amarré qui me protège. En fait le temps est pire qu'hier, avec des grains, de la houle et beaucoup de vent. Appareiller me paraît pure folie mais pour ne pas rester oisif je décide de me rendre au port des Monards par la terre, en longeant la côte.

C'est une promenade agréable, parmi les champs labourés ou bien les étendues de roseaux qui cliquètent au passage du promeneur. La falaise est ici éloignée du rivage mais on y lit encore tout le travail de l'érosion marine : grottes, surplombs, fossiles dégagés par le temps de leur écrin de sédiment (ce sont le plus souvent des fragments de racines de roseaux, c'est-à-dire la plage vieille d'un million d'années) et aussi - sinistre présage - l'épave d'une plate pourrissante, solitaire, en ces lieux déserts.

Me voici dans un port de carte postale, enfin, Saint-Seurin-d'Uzet. Un chenal qui serpente au milieu des roseaux, un étier où murmure un filet d'eau à marée basse, quelques barques de pêche échouées sur le peyrat que le flot à cet instant découvre, quelques maisons enfin et, au bord de l'eau, l'église. Un petit groupe de pêcheurs discutent autour des barques échouées. Le soleil brille et le vent souffle. Comme on serait bien ici !

Lentement je m'approche de l'église. La nef est voûtée de bois ciré et renforcée de « couples » courbes de bois massif sombre. Ce pourrait être la Bretagne, ici, mais c'est la Charente. Bordeaux ? Les soucis ordinaires ? Comme tout cela est loin !

Je poursuis ma marche jusqu'aux Monards. Une vision incongrue m'y attend : un énorme sablier est en escale, dont la cheminée blanche soulignée d'une bande orange émerge d'un océan de roseaux. Les grues et les pelleteuses rugissent autour d'une noria de camions. On s'imagine un petit havre écrasé de silence et d'immobilité, on trouve un port usine, mais minuscule, et accessible seulement à haute mer de fort coefficient.

Je m'en retourne par une route qui serpente à l'intérieur des terres. Le vent souffle toujours aussi fort, bousculant des chapelets de grains qui dégoulinent parfois sur un coin du paysage. Pluie, soleil et vent alternent et s'égayent  dans la campagne vide d'homme. C'est le paysage rural actuel : à vue d'œil, toujours, des maisons et des granges mais nulle troupe de joyeux moissonneurs, de paysannes allant au marché, rien que des routes désertes où ne passe que rarement un véhicule pressé.

L'après-midi à Mortagne s'écoule sans rien de particulier. Seule distraction, la marée a monté, mais le vent traversier écarte du quai le bateau de pêche à couple duquel je suis amarré. Monter à bord n'est pas simple, il faut faire…un grand pas, un bond plutôt, avec toutes les poches de son marché serrées contre soi. Frisson ! Mais l'atmosphère d'attente dans laquelle je me trouve depuis deux jours me déconcerte. « Jean-Bernard, me dira-t-on à mon retour, qu'as-tu fait pendant tout ce temps ? » Eh bien je ne me suis pas ennuyé une seconde, parce que j'ai attendu le vent. Car il n'y a pas meilleur cru de vent qu'un souffle patiemment attendu, espéré, mérité et vieilli lentement dans les barriques d'Éole. Un vent long en bouche, ou plutôt, vu l'usage qu'on en fait, un vent « long en voile », avec un bon arôme bien charpenté alliant la salure du large à l'amertume lourde des goémons de la côte. Je rêve d'un nectar de vent, semblable en quelque sorte à un morceau d'horizon lointain mis en bouteille. Décidément, l'inaction ne me vaut rien.


Mardi 14 avril | Jeudi 16 avril


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