Le jour se lève sur les Queyries | La maison de Manu | Picon bière
Cinq heures et demie, comme tous les matins. Je retrouve avec plaisir
l'odeur des tartines grillées et du café que mon père
a préparés. Le tic-tac du réveil résonne trop,
je l'étouffe sous mon oreiller et me lève. Les volets de
ma chambre sont ouverts. Je me penche dans le silence du dehors, aspire
les yeux fermés et laisse se poser sur ma poitrine la fraîcheur
de l'aube. Hier, il a fait lourd ; le ciel est encore couvert et cache
les étoiles.
Mon père est assis à table, à sa place, dos au jardin.
II a mis ses petites lunettes rectangulaires et feuillette le Sud-Ouest de
la veille que je lui ai ramené. On entend le chuintement de la radio,
plus une compagne sonore qu'autre chose ; on les laisse dire. Depuis
que je suis rentré à la maison et que ma mère n'est
plus, j'ai appris à économiser les mots avec mon père.
« Bien
dormi ? », « Oui, très bien » et ça
suffit.
Au début j'essayais quelque chose d'intelligent, de pertinent
pour engager une conversation avec comme réponses un « ah
oui » ou un « bien sûr » ou
un « pourquoi pas ». J'avais du mal à trouver
une suite. Le matin, c'est mieux de ne rien dire, déguster tranquillement
un café bien corsé ci beurrer ses tartines. J'ai aussi pris
l'habitude avec mon père de boire un petit cognac ; ça "tonifie".
À six heures et quart, je sors mon cyclomoteur du jardin. Une vieille
Peugeot 103 bleue dont je rêvais quand j'étais gosse. Elle ne démarre
pas toujours au premier coup de pédale, mais quand ça s'enclenche
je tapote sa selle avec reconnaissance. Le quartier a bien changé, pas
mal de maisons ont été rasées, d'autres sont murées,
il y a des hautes herbes un peu partout. Une impression de ville fantôme
qui contraste avec la luminosité de l'autre rive. Je pousse à fond
l'accélérateur de ma Peugeot, fonce sur le pont de pierre en m'enivrant
de vitesse et d'air frais.
Quelques instants après j'arrive en plein centre de Bordeaux. Les
journaux m'attendent. Toujours le même rituel. Ouvrir le kiosque,
sortir les tables, défaire les paquets, sentir les journaux - je
les reconnais à l'odeur et au toucher - regarder en vitesse la une,
placer les magazines sur les présentoirs. Une mécanique huilée
qui me met à l'aise. Je suis le premier à ouvrir : j'ai comme
l'impression de faire partie du jour qui se lève.
© Antonio Arévalo, 2001
D'origine espagnole, Antonio Arévalo est journaliste
et animateur de radio.
Texte extrait de 'Quai de Queyries' (éd. Culture Suds)