Les canards s'en lavent les pattes

En canot sur la Gironde :
 
Randonnée nautique à bord du canot Plénitude

par Jean-Bernard Forie



Vendredi 14 juillet - L'anse du Conseiller, la baie de Dorat

Anse du Conseiller 2

Le matin j'engage Plénitude sans difficultés dans le chenal qui mêne au port du Verdon, au fond de l'anse du Conseiller. Au milieu d'une vasière dorment les épaves de plusieurs bateaux de pêche.
 
Ici la pêche à la crevette blanche ne se fait pas avec l'aide d'une coque massive de chalutier qui déploie dans le courant les deux gros tangons auxquels sont attachés le mince tamis où se prennent ces petits crustacés. On utilise plutôt un ponton flottant ou un chaland ostréicole, en immergeant sur l'avant un cadre rectangulaire. Les trois énormes grues du Verdon, visibles à des milles à la ronde, se font oublier. Cette grande anse à l'écart du monde ne dévoile ses charmes et ses mystères qu'à ceux qui l'approchent comme moi au ras de l'eau, à bord d'un canot, dans le battement lent et régulier d'une paire d'avirons. La lenteur est un atout, qui permet à l'œil de s'attarder sur une foule de petits détails. Plénitude s'engage même dans un minuscule chenal, pour la simple joie de l'explorer, mais la marée baisse et plusieurs étendues de vase sont déjà découvertes. Ne désirant pas rester collé sur ce genre de fond pendant toute une marée, je fais demi-tour et m'échoue sur la petite pointe sableuse juste à la sortie du chenal, à l'abri d'une petite dune.

De l'autre côté de celle-ci est installé un campement de scouts marins dont les grandes chaloupes sont posées dans la baie. Nous nous observons de loin, sans beaucoup de curiosité réciproque.

Anse du Conseiller 3

L'après-midi commence par une exploration du rivage, dont la laisse de haute mer est un véritable entrepôt de menuiserie à ciel ouvert : planches, plaques de contreplaqué, parquets, lambris, rondins, lisses et listons, tasseaux, chevrons, bastaings et voliges, entremêlés de branchages et de morceaux d'épaves de petites embarcations diverses avec aussi beaucoup de déchets de plastique. Cela ravive mon fantasme : construire à partir de cet immense puzzle un bateau, fruste certes, mais suffisamment marin pour pouvoir partir à la découverte du vaste monde ! Mais ici je ne suis que de passage, et je m'en vais sans rien emporter. Qu'importe, je reviendrai.

Mes pas me mènent ensuite près des chaloupes. Elles sont posées sur du sable assez ferme à peine mêlé de vase, et je puis marcher jusqu'au bord de la baie. Je détaille ces coques rustiques et puissantes qui gîtent légèrement et laissent voir leurs voiles amenées sur les bancs, la longue planche de la dérive, ainsi que le rustique et épais gouvernail. Elles sont plus ou moins gréées en goélette ou en flambart, avec des mâts courts et un bout dehors.

Revenu à bord, je me pose la question de savoir comment partir d'ici avec le début du flot pour repasser sur l'autre rive, comme j'en ai le projet. J'aurais pu me poser la question plus tôt, c'est sur ! Mais dans ce genre de vagabondage au gré des vents, des courants et de l'humeur du moment, il faut laisser la part belle à l'improvisation. Alors... Improvisons !

Je soulève l'étrave posée sur le sable : le talon sous le tableau arrière, planté dans la vase, bouge avec un bruit mou. Mon idée doit être faisable, me dis-je, et je redouble d'efforts. En faisant pivoter la coque d'un côté puis d'un autre celle-ci se décolle de son lit de vase et commence à glisser sur la pente qui descend vers le petit ruisselet très encaissé qui serpente dans le plateau de vase. Le mouvement s'accélère et je saute sur le pontage arrière. D'une dernière poussée avec l'aviron de godille planté dans la vase, j'accompagne le mouvement et c'est parti pour le grand patinage ! Avec un long chuintement Plénitude dévale l'étendue de vase avant de toucher l'eau libre dans une gerbe d'éclaboussures sombres. Emporté par l'élan,le bateau se plante sur la berge opposée mais je le dégage rapidement et nous descendons vers l'estuaire, en frottant souvent sur le fond, certes, mais à bonne vitesse car le courant est rapide. Le plateau de vase, à hauteur d'œil, défile devant moi. Les oiseaux de mer qui s'y reposent ou y cherchent leur pitance considèrent, l'œil rond mais sans manifester d'effroi, cet humain qui passe ainsi à travers leur domaine, sans un bruit, pas même un ronronnement de moteur.

Passé le delta minuscule qui conclut ce cours d'eau, je rejoins l'estuaire. Pas un souffle, une fois de plus, et malgré la chaleur je n'avance qu'à l'aviron. J'ai prévu d'explorer ce soir la baie de Chant Dorat, où j'ai subodoré lors de mon récent passage une belle escale possible, mais cette escale, il faut la mériter... À l'aviron, pour le moment !

Le flot m'emporte, mais le vent est absent, à part des souffles infimes et tournoyants. Comme la veille je dois traverser l'estuaire sans trop pouvoir compter sur le courant, qui me fait passer au large de l'endroit où je veux faire escale, mais sans m'en rapprocher le moins du monde. Sur une eau plate et sous un soleil de feu, il faut tirer sur les avirons, puis, la brise revenant, jouer avec la barre et l'écoute. Mais la brise de Nordet est contraire et sans cesse il faut ruser : il y a le bon bord, et aussi le mauvais bord, celui qui ne rapproche pas du but. Enfin la brise de mer se lève quand même un peu, alors que je suis dans les parages de la baie de Meschers. Il faudra que j'y revienne un jour. Loin des ports de Meschers et de Talmont, tout au fond de la baie j'ai repéré l'exutoire d'une jalle qui draine le marais. Trois ou quatre carrelets, une poignée de roseaux et quelques mètres carrés de sable, voilà, pour quiconque navigue en canot, les ingrédients parfaits pour une agréable petite escale. Pas de maison aux alentours, pas de route : le rêve.

Mais je m'en détourne, attiré par la baie de Chant Dorat. Je passe devant Talmont. Un voilier de régate (un « Surprise ») me passe à contre-bord. Il y a du monde à bord, sans oublier la naïade habituelle dans le balcon avant. Le barreur lève le pouce en arrivant à ma hauteur et crie à mon attention : « superbe ! ». On se salue gentiment. Franchement, sur l'eau, qui est le plus superbe ? Le voilier de course, avec de très belles voiles presque neuves et parfaitement réglées, la carène polie et brillante, l'équipage jeune et compétent ? Le canot courant sous sa voile rouge sombre, avec son mât sans hauban, ses vernis écaillés et Talmont en arrière plan ?

Baie de Chant Dorat
Et puis j'entre dans la baie désirée. Plénitude approche de la falaise, au sud.
 
Celle-ci s'abaisse et disparaît presque à cet endroit, masquée par des roseaux et des arbres. Nous approchons encore, d'autres détails apparaissent : un coin de la rive est dégagé. Une cunette est idéalement creusée devant une table et un banc taillés dans du bois d'épave. L'étrave du canot bute sur la terre au fond de cette minuscule découpure du rivage. Je tourne une amarre autour du dossier du banc puis jette un grappin à l'arrière, pour faciliter le départ de demain. Me voici à terre, dans un cadre très insolite et préservé. Mon intuition était la bonne : c'est l'escale parfaite dont rêve tout canotier.

Un petit escalier dissimulé dans la végétation permet de monter sur la falaise et d'arriver à un point de vue d'où on surplombe tout l'estuaire. La nuit tombe et, dans une des cabanes à carrelet reconstruite après l'ouragan de 1999, de joyeux vacanciers, sous le prétexte de pêcher de nuit, allument un barbecue, accompagné de rires, de chants et d'exclamations joyeuses. Tout un boucan qui doit faire fuir les poissons, malgré la lumière électrique dans laquelle baigne la cabane et les eaux qui l'entourent, et qui est censée plutôt les attirer.

Du point élevé où je suis placé, je vois les feux d'artifices du 14 juillet partir de plusieurs localités en même temps : Meschers, Saint-Georges-de-Didonne, Royan, Le Verdon, Valeyrac, Soulac peut-être... Puis le calme revient sur les eaux noires comme de l'encre, où seules clignotent obstinément les bouées du chenal.

Je regagne mon bord et, comme chaque soir, avant de m'enrouler dans mon duvet au fond du canot, je déploie sur les bancs au-dessus de moi le pan de voile rouge sombre qui me protégera de la rosée.
 

13 juillet - Port de Goulée, port des Monards  |  15 juillet - Saint-Palais-sur-mer

 

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