Les canards s'en lavent les pattes

En canot sur la Gironde :
 
Randonnée nautique à bord du canot Plénitude

par Jean-Bernard Forie



Jeudi 13 juillet - Port de Goulée, port des Monards

La nuit s'achève, le soleil se lève sur les collines de la Haute-Saintonge, de l'autre côté de l'eau, et il fait vite chaud. Une belle journée d'été s'annonce et je décide de la commencer par une petite visite au port de Goulée, tout proche.

Après avoir démonté mon campement et embarqué tout le matériel je commence les manœuvres d'appareillage. Il faut se déhaler sur le câble de mouillage, en passant au-dessus des herbes du schorre, qui entravent ma progression. Une fois parvenu à pic de l'ancre, en ayant poussé sur le fond, installé à l'arrière du bateau avec l'aviron de godille, j'engage le gouvernail dans ses ferrures, descends la dérive dans son puits mais, sans établir le moindre bout de toile, longe la rive jusqu'à l'entrée du chenal de Goulée, à une encablure de l'endroit où j'ai fait escale. Le vent et le courant me poussent dans l'estey. Ces ports du Médoc, comme Port Richard, le Port de By et bien d'autres, sont de longs chenaux qui sinuent dans les marais, bordés de tamaris et de roseaux.

 

Port de Goulée 1  

Je repense à une parole de la dame rencontrée hier soir au bord de l'eau : « ici, me disait-elle, rien n'a changé depuis le temps des Romains ». J'ai trouvé sur le moment le propos un peu exagéré, mais en remontant à l'aviron ce chenal désert et silencieux, bordé d'une végétation impénétrable, comment ne pas croire qu'il n'y a pas un peu de vrai dans ces paroles ?
 

Port de Goulée 2

 
Au détour d'un méandre je surprends une famille de canards, qui détale avec des cris et des battements d'ailes, puis le port est apparu : une succession d'anciennes cabanes ostréicoles entretenues avec un soin méticuleux devant lesquelles sont installés une succession de pontons, de passerelles et de bateaux.

 

Port de Goulée 3
 

Pas de signe de vie à cette heure. J'arpente les petites allées entre les cabanes. Un barbecue éteint avec la poche de charbon gisant à côté, des bancs et des tables sous un auvent, des affiches de corridas colorées scotchées derrières des vitres : tout indique qu'ici on sait mener une vie simple, joyeuse et conviviale. Mais pas d'ambiance festive pour l'instant, ce qui donne à tout cet endroit un caractère si particulier.

 
Mais la marée commence à baisser, et je dois partir d'ici tant qu'il y a encore assez d'eau. Je repars à l'aviron, ayant prévu d'être dégagé du chenal pour établir la voile, mais à la sortie de celui-ci tout ne se passe pas comme prévu. Déporté par le vent qui me fait dériver, je rase de trop près le bord du chenal balisé par une série de longues perches et je m'échoue dans la vase. Il faut décapeler le gouvernail et continuer à l'aviron sur une centaine de mètres, avant de pouvoir se faire emporter par le courant de jusant. Mon but est de traverser l'estuaire pour atterrir au port des Monards, entre Talmont et Mortagne.

Calme blanc, puis petite brise de nord-est. Je largue les ris pris la veille, bien évidemment. La brise contraire m'oblige à faire un cap à 45° des Monards, en visant Mortagne et au-delà, le courant de jusant me porte, avec cette navigation en crabe, assez directement sur le but mais la brise reste molle, le courant est puissant et je tombe sur l'aval du but fixé. Sous le ciel blanc brumeux typique des journées de canicule estivale, je remonte avec l'aide d'un peu de vent le courant de fin de jusant et je peux enfin mouiller tout au bord de la berge, dans rien d'eau, ou plutôt dans une crème d'eau et de vase fluide mêlées, le temps de déjeuner.

On a construit devant cet estey un grand duc-d'Albe en tubes de métal peints en noir et déjà striés des coulures blanchâtres de déjections d'oiseaux. Les Monards est en effet un port sablier, et l'on y a construit une usine à trier les granulats. Le port est parcouru en permanence de gros camions qui viennent chercher ici ce genre de matériaux. Bruit, poussière, danger : on est loin de la sérénité intemporelle qui régnait ce matin à Goulée...

Port des Monards 1

Aidé de la marée, je remonte le chenal puis rase la muraille largement corrodée de l'Amiral-Duperré, un vieux sablier d'une quarantaine de mètres voué à la démolition, qui est échoué en bordure du chenal. Le fond du navire se relève à l'avant, et le chenal est si étroit à cet endroit en début de marée que je passe en faisant passer l'aviron de bâbord sous la coque du mastodonte immobile.

 

Port des Monards 2

Le port des Monards se divise à cet endroit en deux bras très étroits et je continue de progresser à la godille. J'avise enfin un bateau de pêche en aluminium épais, une grande barque non pontée stable et rustique sur laquelle je tourne mes amarres. Plus loin, des voiliers à quille sont pendus à la berge inclinée, dans des positions incroyables, pris dans un lacis d'aussières pour ne pas basculer.

Cet après-midi la canicule est à son comble, l'ombre rare alors que les allées et venues des camions, qui soulèvent des volutes de poussière, ne cessent pas. Je m'allonge sur un banc, sous un arbre dont l'ombre maigre ne me rafraîchit pas. Immobilité, attente, chaleur, torpeur : qui croirait que partir naviguer à l'aventure en canot ouvert c'est aussi vivre ce genre de moment, alors que les émotions et sensations fortes sont par comparaison moins fréquentes ?

Il est décidé de ne pas s'attarder ici et de repartir vers la rive médocaine, pour explorer l'anse du Conseiller, au Verdon.

Anse du Conseiller 1 
 

La brise tourne à l'ouest, toujours aussi faible, en franchissant l'estuaire et la nuit tombe alors que je tire des bords à l'entrée de l'anse. Il y a peu de fond, le balisage elliptique, composé comme toujours de quelques perches, qui permet de remonter le chenal qui serpente à travers l'étendue vaseuse, est quasiment invisible dans la faible lumière du crépuscule finissant, et je touche continuellement le fond, même avec la dérive relevée à demi. De guerre lasse je jette mon grappin dans à peine quarante centimètres d'eau, au milieu de l'anse, et décide de bivouaquer ici, sans débarquer.
 

Je dîne puis me prépare pour dormir. Le canot est échoué depuis longtemps et il ne reste sur le fond qu'une lame d'eau infime où surnagent dans le pinceau de ma lampe toute une petite vie grouillante composée de vers de vase, de coquillages et de petits crabes blancs. Là encore, la nuit est calme et je suis tout juste réveillé à l'aube par le retour du flot, avant de me rendormir.


 


12 juillet - Le Banc de la Mauvaise  |  14 juillet - L'anse du Conseiller, la baie de Dorat
 

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