Les canards s'en lavent les pattes

En canot sur la Gironde :
 
Randonnée nautique à bord du canot Plénitude

par Jean-Bernard Forie



Mercredi 12 juillet - Le Banc de la Mauvaise 

Partir en mer, pourquoi pas ? Les conditions semblent très favorables avec une petite houle d'ouest d'à peine plus d'un mètre et vent de nord-est. En sortant du chenal de Bonne Anse je me remémore le programme défini à l'avance : explorer la passe à terre, puis gagner le large et revenir ensuite par la passe ouest.

L'eau est calme en vue de terre, avec une brume de beau temps qui estompe vite les contours de la côte. J'ai sous-toilé volontairement le canot en prenant deux ris, car je sais combien la manœuvre de réduction de voilure peut être compliquée et potentiellement dangereuse dans la houle quand la brise forcit. Pour le moment on se traîne et le courant m'aide beaucoup à m'engager dans le chenal.

Passe Ouest 1

La passe à terre est invisible. Devant la pointe de La Coubre, dans les brisants dont j'entends le ronflement assourdi, nulle trace d'un quelconque passage. La marée est haute pourtant, mais la houle déferle partout. Il faut renoncer à cette partie du programme et entrer directement dans la passe de l'ouest.

La brise se renforce, la brume se dissipe et Plénitude escalade avec entrain la houle du chenal. Tout se passe comme prévu : l'étrave verticale soulage bien et aucun embrun n'embarque. C'est une navigation de rêve.

Mais au nord du chenal, la houle déferle puissamment sur le Banc de La Mauvaise. Sur plusieurs milles courent d'immenses rouleaux que la brise décoiffe, et qui s'écroulent dans une plainte immense et grave, comme un tonnerre assourdi par la distance.

La houle grossit dans le chenal lui-même et des crêtes déferlantes apparaissent par endroit en bordure de celui-ci, puis en plein milieu, là où je navigue. Il se passe quelque chose...  Il me faut du temps pour réaliser qu'à la mi-marée le courant de jusant se renforce, qu'il fait se cabrer la houle, que son amplitude augmente, que sa période diminue, et que pour finir Plénitude et son matelot doivent escalader de véritables murs qui s'ourlent de plus en plus souvent d'un grondant panache d'écume dont la vue me glace.

Que faire ? À l'horizon deux grands navires attendent : la marée ? le pilote ? Je ne sais. La grande vedette de la Douane passe à cet instant à pleine vitesse dans le chenal.

Que faire ? À hauteur de la bouée d'atterrissage dont je ne suis plus très loin, la situation est-elle meilleure ou pire ? Il faut maintenant négocier chaque lame, et l'embrun tombe à bord. La tension monte d'un cran.

M'exposer plus longtemps me paraissant trop risqué, je fais demi-tour, alors que la brise passe du nord-est au nord-ouest. Je cours grand largue, rattrapé par ces lames immenses qui me soulèvent, me dépassent et me déposent au fond du creux de la lame suivante. Le gouvernail agit bien, le canot peu toilé n'a pas tendance à partir au surf où à se mettre en travers, mais il faut de la concentration à la barre.

Ma décision de faire demi-tour ne m'a pas en soit tiré d'affaire : je lutte maintenant contre le courant de jusant, au faîte de sa puissance et qui de plus tire en diagonale par rapport au chenal et m'envoie insidieusement sur les battures du plateau de Cordouan, tout aussi mortelles que les parages du banc de la Mauvaise.

Je mets le cap sur la bouée de chenal que j'ai dépassée il y a peut-être quelques minutes et au bout d'une demi-heure je ne m'en suis qu'à peine rapproché. Ma vitesse est de très peu supérieure à celle du courant et je fais du sur-place au milieu des vagues qui continuent d'accourir sur l'arrière. Une petite crête écumeuse vient claquer sur le tableau, histoire de me rappeler qu'à tout instant la situation peut empirer.

L'eau des embruns clapote sous les planchers. À cause du fond plat elle cascade d'un bord sur l'autre à chaque coup de roulis et même s'il n'y en a pas beaucoup celle-ci trempe tout à bord.

Me voilà soudain soulevé par une nouvelle lame, mais plus abrupte que les autres, et qui se prépare à déferler ! C'est ce qui arrive, mais seulement au moment précis où la crête passe sous la coque, en faisant se dresser l'étrave. L'eau s'écroule alors sous moi dans un tumulte d'écume sans que je ne puisse rien faire et le canot s'enfonce jusqu'au ras du liston dans cette grande plaque de mousse chuintante, avant de se dégager d'un lent mouvement des hanches et de continuer à courir comme si de rien n'était. C'est horrifiant !

Mais lentement, j'approche de la bouée. Je distingue le sillage qu'elle laisse sous l'effet du courant contre lequel je bataille. Négocier les lames qui me rattrapent, remonter contre la force du jusant, entendre la plainte grave et menaçante des déferlantes dont la blancheur mortelle fleurit au hasard sur la prairie mouvante des flots, tel est mon sort pendant d'interminables heures !

Mais tout finit par changer lentement. Après avoir dépassé une première bouée, j'en dépasse une autre plus facilement, puis une troisième. Un cargo très enfoncé sur l'eau passe à petite distance à bord duquel je ne vois nul signe de vie. Un autre passe aussi : je me méfie de ces mastodontes, non pas que je craigne de les aborder, mais parce que leur sillage dérange la houle et la conjonction des deux trains d'ondes peut susciter l'apparition de vagues pyramidales et de déferlantes. Heureusement, aujourd'hui, rien d'anormal ne se passe et je continue de me rapprocher de l'embouchure de l'estuaire.

Passe Ouest 2

Parvenu à hauteur de Bonne Anse le courant et le vent faiblissent, la houle s'amortit, et la tension retombe. Un voilier me rattrape et son équipage me prend en photo. Arrivé à ma hauteur son barreur me fait un large sourire et me demande d'une voix qui laisse percer un soupçon de sollicitude : « ça va ? »

Passe Ouest 3

Que répondre, sinon « ça va ! » ?

Puis, devant le rivage de Saint-Palais-sur-Mer, le vent tombe tout à fait. À larguer les ris ! Sur une nouvelle amure, le vent revenant du nord-est, je change de rive et mets le cap sur la Pointe de Grave, facilement atteinte car nous naviguons dans la partie la plus étroite de l'estuaire.

Arrivé dans les parages de Port Bloc, je borde les voiles et nous filons vent de travers le long de la côte du Médoc, aidés par le courant de flot. Pas trop de clapot, un vent et un courant favorables : Plénitude n'a jamais aussi bien mérité son nom, et vole littéralement sur les flots, un os entre les dents.

Après un long moment à se griser de vitesse, il faut penser à l'escale du soir. Ici la côte du Médoc est presque continuellement défendue par une digue empierrée dans laquelle ne s'ouvrent que de rares esteys. J'ai l'intention de faire escale au pied du phare de port Richard, où il existe un petit épi en maçonnerie, ainsi qu'un léger décrochement du rivage susceptible de me protéger du vent dominant. J'approche de cet endroit à toute vitesse, et je me laisse emporter par mon élan !

Deux milles plus loin approximativement, je trouve à l'entrée du port de Valeyrac (dit port de Goulée) un petit banc de sable accolé à la digue sur lequel est installé un carrelet. Des arbres ont réussi à pousser là, et l'endroit parait idéalement tranquille et agréable pour l'escale du soir.

 

Escale Médoc 1

À peine ai-je mis pied à terre que la marée se retire, laissant le canot échoué. Je peux alors débarquer tout le matériel, écoper pour la première fois de la journée, relier ensemble espars et avirons pour composer avec ma petite voile de brise une sorte de typee indien où je cuisinerai le repas du soir à l'abri du vent.

Escale Médoc 2

L'endroit paraît oublié de tous et difficilement accessible : rien n'est plus faux ! Par le chemin qui passe sur la digue, trois personnes qui m'ont vu venir de loin à la jumelle viennent à ma rencontre. Jeunes retraités ayant fui la région parisienne pour revenir au pays de leurs ancêtres, ils me parlent avec enthousiasme de leur nouvelle résidence, et la randonnée que je réalise les intéresse.

 
De nouveau seul, je dîne. Après l'agitation du jour, le calme retombe dans l'estuaire, au coucher du soleil. Pour faciliter le futur départ, demain matin, je porte le grappin loin sur le schorre, au bas de l'eau, au bout de ses vingt-trois mètres de câble, afin de pouvoir me déhaler dessus lors de la prochaine marée haute.

 

Escale Médoc 3

Après une journée aussi intense, je m'endors sans attendre.


11 juillet - Bonne-Anse  |  13 juillet - Port de Goulée, port des Monards

 

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde