par Jean-Bernard Forie
Le ciel est parfaitement bleu, pas de vent, une île en fleur rien que pour nous, la renverse de la marée comme une invitation au départ et l'odeur chaude du café dans nos gobelets : précieux trésors.
Il est décidé de contourner l'île par sa pointe amont, dont nous ne sommes pas très loin. Longeant la rive à l'aviron, nous y sommes vite, malgré le courant contraire.
Une véritable marche d'eau agitée de tourbillons défend cette pointe de terre rougeâtre rabotée par les courants où percent les racines d'innombrables générations de roseaux.
Nous nous obstinons. Benoît borde une deuxième paire d'avirons pour m'aider mais nous n'arrivons pas à parer la pointe. Il a l'intuition que le courant est moins fort plus au large et nous concrétisons immédiatement cette idée. Ça marche : nous passons du côté du grand chenal.
Lentement nous le traversons pour aller jusqu'aux lisières du domaine de Beychevelle, sur la rive médocaine. Nous débarquons sur une plage de gravier et pique-niquons à terre. Perchés sur l'enrochement qui protège la rive de l'érosion, à l'ombre d'un arbre, en silence, nous goûtons le spectacle de l'estuaire : ses îles posées sur l'eau qui brasille, et les quelques bateaux qui passent.
Heures ultimes… Benoît reprend cet après-midi un train pour Paris. Nous rasons la berge, poussés par les battements des avirons que celui-ci a empoignés. Au bout d'un moment, nous tournons nos amarres sur un ponton du port de plaisance de Pauillac. Débarquement du matériel, séchage, rangement, tri des affaires… La transition est rapide, prosaïque, sans place pour les effusions ou les regrets et c'est mieux ainsi.
J'accompagne Benoît à la gare et je suis de retour à bord au moment précis de la renverse.
Appareillage immédiat : sous la seule misaine le flot m'emporte. Pourrai-je atteindre Libourne ce soir ?
Je glisse mon canot dans le passage entre les îles, une fois encore. Le gros voilier rouge de Catherine et Christian y est toujours à l'ancre, et joyeusement nous nous saluons. Christian me lance sa grosse amarre, j'empanne à la volée pour essayer de la repêcher et venir à leur bord mais c'est peine perdue, le courant m'emporte trop vite. Nous échangeons quelques mots, et je reprends mon cap.
Je suis plein vent arrière et, sur cet estuaire habituellement si vide, il y a un peu de monde sur l'eau : deux petites vedettes hérissées de parasols, qui dérivent moteur coupé, entourées de leurs équipages qui se baignent joyeusement avec de grands éclats de voix, un petit croiseur sous spi, une yole de Gironde parée de son élégante voile au tiers toute blanche et d'un petit foc. Plus rapides que moi, ils disparaissent au loin. Mais, porté par le courant, je continue à filer gaillardement mes 6 nœuds et le paysage défile.
Sur l'île d'Ambès, quelques moutons courent en bêlant sur la digue. Une sorte de petit engin de débarquement est échoué sur la berge de l'île, et une pelle mécanique fait rugir son Diesel : on recreuse pour la future saison de chasse l'étang devant la tonne à canards.
Le soleil décline vite alors que je passe devant Asques. Le vent disparaît. Je continue à l'aviron, aidé de la voile quand quelques bouffées d'air tiède passent encore sur l'eau.
Puis la nuit tombe et, en vue de Saint-Pardon, je ne peux plus avancer contre le courant descendant. Il est temps de jeter l'ancre.
A la nuit tombée je me livre à un petit rite en mémoire des marins disparus : dans une coupelle découpée dans le culot d'une bouteille en plastique je colle sur une goutte de cire chaude un petit tronçon de bougie. Puis je confie à la magie du fleuve ce point de lumière que le courant emporte très vite. Mystérieusement, cette petite flamme et son reflet remontent le courant, puis zigzaguent, la flamme dansant un long moment au ras de l'eau, couchée par le vent qui s'est remis à souffler. Brusquement elle s'éteint.
Dernière nuit à bord. Les remous du courant me font embarder, et le ciel étoilé pivote lentement au-dessus de moi.