par Jean-Bernard Forie
Après un agréable petit déjeuner à bord de Vatéa, nous prenons congé de nos hôtes.
Temps calme, avec des nuages qui se dispersent. Où aller ?
La marée descendante nous incite à nous diriger vers un port du Médoc : va pour l'estey de La Maréchale. Il y a là-bas une longue cale qui s'avance loin dans l'eau, où il est facile de débarquer à l'abri du courant.
Nous y arrivons vite et explorons aussitôt le rivage. Nous passons devant un jardin plein de structures étranges où tournent de petites hélices taillées dans des tronçons de bambou. Dans l'estey déjà à sec, de gros bateaux de pêche somnolent sur la vase, en compagnie de leur yole. Les tangons parés des draperies de leurs filets à crevettes battent à peine dans la légère brise. Une colonie de vacances vient s'ébattre dans une petite prairie au bord de la rive. Les cris et les rires des enfants tirent à peine ce paysage immobile de sa torpeur.
En effet, en fin de marée basse, j'ai ressenti souvent la même impression : le vent tombe, le bruissement des roseaux s'arrête, les activités humaines au bord de l'eau, ne serait-ce qu'un court instant, se figent. Puis, avec le retour du flot, la vie reprend.
Étale de marée basse : les étendues de vases découvertes miroitent au soleil. Nous portons notre matériel de pique-nique au sommet de la cale et nous déjeunons. Une fillette arrive avec sa balance pour la pêche à la crevette, et s'installe au bord de l'eau. Nous faisons un brin de sieste sous un arbre. Au loin, voiles blanches, coque rouge, le voilier de Catherine et Christian refoule ce qui reste de courant dans le chenal.
Heures immobiles, sous le ciel immense… Il ne se passe rien d'important, et pourtant…
Le flot revient, l'eau monte, la fillette rejette à l'eau la poignée de crevettes qu'elle vient de pêcher, « parce qu'elles sont enceintes » nous confie-t-elle. Un grand-père arrive peu après sur la cale avec ses deux petits-fils pour les initier aussi à la pêche à la crevette. Nous rembarquons les affaires, préparons les voiles et les avirons, capelons le gouvernail…
Toujours les mêmes petits rituels de l'appareillage, les doigts qui courent, en gestes précis, sur les boucles des cordages, qui étreignent les mâts et les poignées des avirons, qui brassent la toile raide et craquante.
Nous avons le cap sur la rive charentaise, et le courant nous emporte vers les masses géométriques de la centrale de Braud et Saint-Louis.
17h : eau plate, brise portante, quatre à cinq nœuds de courant ; les voiles sont en ciseaux, la misaine est tangonnée avec la gaffe. Nous allons grand train et la citadelle de Blaye se rapproche très vite.
Parvenus au pied de celle-ci, en quelques coups d'aviron, nous allons jusqu'au fond de l'estey. La marée monte encore, et nous choisissons d'aller dîner au restaurant, au bord de l'eau.
Après le repas il est décidé de repartir pour aller dormir sur ce vasard de Beychevelle, qui nous plaît tant. C'est le crépuscule et le vent se lève. Sitôt sorti du port, l'étrave verticale de Plénitude vient mordre les lames courtes de l'estuaire.
L'embrun jaillit, les mâts ploient, les vergues oscillent, les voiles se vrillent et se creusent dans les dernières lueurs du jour.
Heureux, émerveillés comme des enfants, nous tirons des bords jusqu'au crépuscule entre les masses obscures des îles.
Benoît a deviné plus qu'il ne l'a vue une passerelle branlante où nous pourrons débarquer. La manœuvre d'accostage est compliquée, à cause du courant et de l'obscurité, mais nous y arrivons, avec l'aide de l'ancre ainsi que de longs bouts frappés un peu partout.
Sans beaucoup de discours nous étalons une bâche en plastique sur le sol de l'île, au pied d'un grand arbre. Notre unique duvet est mouillé, mais nous l'étendons sur nos jambes. Les embruns m'ont trempé mais j'enfile mon blouson de montagne, bien chaud avec sa doublure fourrée, alors que Benoît s'enroule dans son ciré, et nous essayons de dormir.
La nuit est pleine de rêves entrecoupés de réveils en sursaut, de luttes immobiles contre le vent glacé de la nuit, de clapotis et de frissons…
La lune se lève, ronde, pleine, superbe de blancheur derrière les lames aiguës des roseaux noirs.
Que l'insomnie est belle !