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Deux estuaires, deux romans

            


L'été de tous les dangers, le roman de Mario Giordano, m'a coupé le souffle ! Vraiment, j'aurais aimé écrire ce livre. Sans en dévoiler l'intrigue, je vais tenter de communiquer ma passion pour cette œuvre et encourager les collégiens et lycéens de Haute-Gironde à la lire. Je pense qu'ils ne manqueront pas de la comparer à L'appel du fleuve que nous allons étudier ensemble dans quelques jours. Rien ne saurait être plus riche que ce travail de mise en parallèle : les deux romans s'éclairent l'un l'autre. Ils sont certes différents, très différents, mais je me demande si au-delà des contrastes, Mario Giordano et moi ne parlons pas d'une même chose.

Matthias, collégien de Hambourg, navigant avec son père sur l'estuaire de l'Elbe, et Lucas, collégien du Médoc pêchant avec son grand-père sur la Gironde, ont tous deux quatorze ans. Serait-ce l'âge de tous les dangers ? Et d'abord celui d'un brutal basculement dans l'âge adulte ? Tandis que pour Matthias dont la vie familiale est stable et chaleureuse, l'aventure vient du dehors, pour Lucas les épreuves surgissent de l'intérieur, blessures familiales qu'il doit soigner avant de poursuivre sa quête. Car tous deux poursuivent une quête, une double quête : d'une part servir une vocation jalouse - diriger un remorqueur sur l'Elbe, un navire de pêche sur la Gironde - d'autre part capter l'amour de l'être aimé mais fugitif. Et tous deux à leur façon doivent affronter les forces de l'ombre, leur arracher le bonheur et la maturité qui leur manquent. Dur est le monde et violents sont les adultes murés dans leurs problèmes et leurs perversions. Tel n'est pas le cas de tous cependant, car je note que nos deux héros sont armés pour l'aventure par un grand-père fabuleux.

Autre point commun, la survenue d'un animal totémique sorte de double du héros  : pour Matthias c'est le chien Némo, qu'il sauve des eaux de l'Elbe et protège de la cruauté des hommes ; pour Lucas c'est le poulain sauvage, qu'il arrache sur l'île à la férocité d'une meute. Ces animaux totémiques symbolisent et mobilisent les pulsions du héros, lui offrent un surcroît d'identité, le confortent et le soutiennent dans sa quête.

Similitude encore, cachée sous un contraste de forme : le décor dans lequel se déroule l'action. D'un côté c'est la ville, la cité portuaire de Hambourg, grouillante d'activités, de l'autre la nature, l'estuaire de la Gironde peuplé d'animaux. Dans les deux cas le chant du monde qui s'en élève, puissant, réclame la participation du héros, le charme, l'étourdit jusqu'à l'arracher à la vie familiale et aux obligations scolaires. Le parcours initiatique, car c'est de cela qu'il s'agit, mène le héros à affronter dans la solitude et dans la nuit les monstres qui barrent l'accès à la vie adulte, à lâcher ses valeurs d'enfance pour en servir d'autres. Romans initiatiques donc, voilà ce qui caractérise ces deux œuvres. Quant à l'auteur, ce détour d'écriture par l'enfance et ses gouffres, sans doute y voit-il une ascèse pour valider et revalider son écriture, pour authentifier sa vocation ? Mais c'est une autre histoire.

Romans initiatiques, récits d'un même passage, œuvres analogues ? Voire  ! Greffées en tout cas par l'auteur sur des structures qui diffèrent. Pour Lucas, c'est la structure du conte qui l'emporte : le héros investi d'une mission doit réparer la faute qui ruine l'ordre du monde. S'il y parvient, le monde retrouve son harmonie et le gratifie. Lucas ramenant au pays sa mère et le bateau familial, y gagne un père adoptif. Désormais il peut reprendre sa route, atteindre sa stature d'adulte. Pour Matthias, c'est plutôt la structure de la tragédie qui l'emporte. Là le jeu comporte un reste : le héros n'a pas le pouvoir de rétablir le monde ; le malheur et la souffrance ne parviennent que difficilement à prendre sens. Combien d'années faudra-t-il à Matthias pour que sa vie d'homme reprenne son cours ? La vie a frappé très fort.

Cette différence entre les deux romans, la seule qui compte à mon avis, est d'ailleurs annoncée d'entrée par la perspective dans laquelle l'auteur installe le monde. L'Elbe et Hambourg semblent n'être qu'éléments du décors, indifférents au sort des humains, laissant le champ libre à la violence des passions. Dans l'univers où se débat le héros, le monde ne peut prétendre à l'harmonie, les préjudices du temps qui passe, de la mort, sont irréparables. Là toute action est à jamais révolue. Est-ce pour cela que Mario Giordano a écrit son récit au passé ? Tandis que l'estuaire de la Gironde dans la bouche de Lucas prend la dimension d'un être mythique dont la vie déborde celle des humains et la détermine. Dans cet univers magique - moins adulte, moins réaliste ? Débattons-en ! - tout devient possible. Cette perspective suffit à faire basculer le roman dans l'univers du sacré. Le temps, cyclique, y prend valeur d'un éternel instant, il peut être retrouvé : le récit est naturellement écrit au présent.

La lecture de L'été de tous les dangers m'a enrichi. Je suis impatient de rencontrer Mario Giordano. J'espère que les collégiens et lycéens de Haute-Gironde auront préparé leurs questions. Moi, en tout cas, j'ai des questions à poser.

Christian Lippinois - Bordeaux Bacalan, le 7 octobre 2002

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