Lettres d'estuaires
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Les trois rivières de Petit-Jean

II est là, assis sur le guibre* de sa gabare, sa place préférée. Il vient de mouiller l’ancre, comme le font beaucoup d’autres esquifs dans le prolongement du bec d’Ambès, en Gironde. C’est le point de ralliement pour ceux qui sont descendus de la Dordogne et ceux qui en ont fait autant sur la Garonne. Ils attendent le flot* qui leur fera remonter la rivière de leur choix et qui les mènera à destination. Tiens ! Vous avez dit rivières ? Pas de fleuves ? Pas de Gironde ? Pas d’estuaire ? Pourquoi Petit-Jean n’a pas prononcé Garonne, Dordogne ou Gironde ? Parce que c’est trop long à dire ? Non ! C’est pour d’autres raisons, bien plus sentimentales, que seul un gabarier ou d’autres marins [gens de l’eau] pouvaient comprendre. Les gabariers ne s’embarrassent pas de papiers dans des cages vitrées. Pour se détendre davantage, Petit-Jean s’étale de tout son long sur le beaupré, face à la pointe de cette presqu’île et interroge sa Jeanne*.

- Dis donc mon amie ? Si je comprends bien, le nez de Cyrano n’est qu’une minuscule à côté de notre majuscule. Car si l’on y ajoute au mien, ton magnifique beaupré, plus la pointe du bec d’Ambès, nous dépassons et de loin la fameuse tirade : « Ce n’est plus un pic, que dis-je ! c’est une péninsule ».

Quant au regard que rencontre-il ? Deux ondes liquides venant de là-bas, très haut, là où le chant des bergers ricoche sur les montagnes. Elles s’écoulent avec nonchalance et dans l’indifférence pour mêler leurs eaux dans celle de leur sœur beaucoup plus large, pour finir ensemble de s’engloutir doucement dans le vaste océan. La voilà la réponse, Jeanne. Alors pourquoi mettrais-je un nom à chacune, alors qu’elles sont semblables ? Toi par exemple, quand ton étrave fend ces éléments liquides, tu n’y trouves aucune différence n’est-ce pas ? Tu glisses aussi bien sur n’importe quel fleuve, rivière, estuaire. Le soir au cours de nos innombrables escales, que nous soyons mouillés au large de Libourne, de Bergerac, de Langon, de Pauillac ou bien dans le port de Bordeaux, n’est-ce pas la même douceur du soir qui nous envahit, n’est-ce pas la même chanson du clapotis qui nous berce pour nous endormir ensemble dans un repos bien mérité. Et la nuit sous les étoiles, ne sont-ce pas les mêmes fantômes qui surgissent à chaque courbe de l’une de nos rivières pour nous tenir éveillés et éviter ainsi un cap à terre ? N’était-ce pas la même étoile, si brillante dans les cieux qui nous inondent de ses reflets dans les nuits noires pour nous guider vers Royan, Saint-Estèphe, Blaye, Branne ou Langoiran ? Alors ! Pourquoi changer de nom devant chaque beau château de la Dordogne ou sous chaque pont de la Garonne.

Tu m’avoueras qu’ils sont compliqués ces terriens, ils ne savent pas comment faire pour s’embarrasser la vie. Laissons les ajouter dans leurs vocabulaires des noms qui leur ont apporté tant de guerres. Quant à nous, continuons dans notre nonchalance à user des noms fleuris par de si beaux paysages qui ont bercé notre enfance. Pas de Garonne, pas de Dordogne, pas de Gironde, pas de mer intérieure, laissons cela aux gens de terre. Ainsi nous les gabariers, serons les seuls à contempler les couchers de soleil, inscrits en lettres d’or sur notre bannière. Les seuls, avec Jeanne, l’Henriette, le Georges et les autres, à naviguer sur nos trois rivières.

Jean-Paul Videau
Dit Petit-Jean


* Guibre : grosse pièce de bois qui coiffe le haut de l’étrave de la gabare et soutien le beaupré, c’est la place rêvée pour surveiller dans le brouillard, mais interdite par gros temps si l’on veut rester un peu au sec.

* Flot : langage de gabarier, qui signifie marée montante. Contrairement au jusant, marée descendante.

* Jeanne : beaucoup de gabares portaient des prénoms ou des lieux, ne pas confondre avec le quartier maritime.

 

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Jean-Paul Videau

 

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