Les canards s'en lavent les pattes

En canot sur la Gironde :
 
Randonnée nautique à bord du canot Plénitude

par Jean-Bernard Forie


Jeudi 18 juin

Départ le matin par calme plat. Je quitte l’anse de la Chambrette à l’aviron puis dérive en attendant le vent. Le courant de marée me rentre à l’intérieur de l’estuaire. Une succession de souffles infimes, entrecoupés de monotones séquences d’aviron, me reproche lentement de la rive saintongeaise. Mon but est de rejoindre la brèche que la tempête de décembre 1999 a pratiquée dans la digue du polder de Mortagne. J’ai appris que les terres agricoles de cet endroit se sont transformées en zone humide, mais j’ai hâte d’en savoir plus.

Dans les marais de Mortagne

Enfin, au terme de la matinée le vent revient et je longe la côte en guettant cette faille qui tendrait à s’élargir avec le temps. Je la repère au dernier moment ou presque. Je lance le canot dans une petite étendue d’eau calme protégée par un tronçon de digue : c’est l’embouchure du petit étier qui s’est formé ici. Un ruisseau qui sourd probablement depuis la base de la falaise morte, quelques centaines de mètres plus loin, est peut-être à l’origine de ce bras d’eau. Une plage de sable fin de quelques mètres apparaît entre deux bosquets de roseaux. J’y pose l’étrave de mon bateau un bref instant pour examiner les lieux. La vaste plaine de bonne terre agricole vouée à la culture du maïs que j’ai connue a disparu, les fossés de drainage parfaitement rectilignes qui bordaient cette étendue aussi. Tout cet espace exondé au terme d’un long processus qui s’est achevé depuis le milieu du siècle dernier est retourné à l’état de nature, reprenant l’aspect dans lequel les moines défricheurs du moyen âge, puis les Hollandais bâtisseurs de digues, ont trouvé les terres basses des bords de l’estuaire il y de cela plusieurs siècles. Bosquets de roseaux qui bruissent dans le vent, étendues de vase qui se craquèlent au soleil, bruits d’ailes dans les buissons, traces d’animaux sur le sable, plongeons et gloussements…

Je me lance à l’aviron dans la remontée de l’étier, jusqu’au pied des falaises mortes. Celui-ci rétrécit jusqu’à n’être plus qu’un ruisselet de quelques centimètres de profondeur où j’avance à la perche. J’affole un banc de petits poissons qui se jettent sur la vase en frétillant. Ils glissent sur l’estran minuscule et retombent à l’eau, d’où ils sautent de nouveau. Curieux manège qui se prolonge un moment.

Il y a dix ans s’étendait là un immense champ de maïs… Il y a dix ans s’étendait là un immense champ de maïs…

Impossible d’aller plus loin, je débarque et poursuis mon exploration. J’enjambe une clôture de barbelés. Un troupeau de génisses, dans une prairie, vient à ma rencontre. Dans l’herbe épaisse que je foule se lisent les traces d’un sanglier. Je me retourne : les toitures de Mortagne, vers l’amont, ne sont pas loin, mais nul bruit ne s’en échappe. Vers l’aval, le grand marécage surplombé par le plateau calcaire semble s’étendre sans limite, jusqu’à Saint-Seurin-d’Uzet, Les Monards et Talmont. Tout cela fondu dans le lointain. Soleil, brise de mer, course zigzagante des insectes. La falaise au-dessus de moi empile ses bandes de roches grises et blanches. Le territoire, l’estuaire, ce pays me dévoile sa vie, une vie de vent, d’espace, de courants, d’oiseaux et de poissons migrateurs, de falaises et de roseaux. Une vie muette et vibrante : la Gironde pense-t-elle, en cet instant ?

L’estuaire, n’est-ce qu’un paysage ? Une carte postale ? Une toile de fond ? Un décor ? Billevesées ! Parce que l’estuaire, j’en prends conscience de manière aiguë à ce moment, c’est ce faune à la peau brunie par le limon qui danse dans le soleil du nouvel été, un pagne de roseaux autour des reins, une flûte à la bouche, les cheveux ébouriffés par la brise de mer. Il me révèle sa beauté mystérieuse et sa présence obsédante. Impression qu’ici, rien n’a changé depuis le temps d’Ausone…

Vers Saint Seurin d’Uzet, Talmont, Meschers… Vers Saint Seurin d’Uzet, Talmont, Meschers…

Sensation identique à celle ressentie, l’autre jour, sur la falaise de Cornebrot. Comme si je traquais une vérité du domaine de l’imperceptible.

Sur la côte, entre Cônac et Vitrezay

Mais la marée ne m’attend pas, et je projette d’atteindre dans l’après-midi le port de Cônac : il faut donc repartir.

Une fois dégagé des eaux calmes que j’explorais, la brise et le clapot m’emportent sans ménagement. La voile tangonée nous pousse à vive allure, au grand largue, avec un roulis très ample, provoqué par les lames qui rattrapent le canot et le font embarder. Il y a du travail à la barre.

Me voici à hauteur du Port de Cônac, dont les carrelets me surplombent. Je cherche l’entrée du petit chenal, je cherche la faille, sur l’estran vaseux, où doit serpenter encore un ruisselet d’eau brune… Mais il n’y a rien, il n’y a plus rien. C’est marée basse : le port est à sec depuis longtemps, définitivement inaccessible. Je continue ma route vers Vitrezay, tout proche.

Il ne reste que 4 petits m²
Il ne reste que 4 petits m²

La brise forcit encore, peut-être que le sommet de force 5 Beaufort est atteint, peut-être moins, mais le roulis rythmique s’accentue et le pied de mât grince dans son emplanture. Il faut réduire la voilure, c’est certain. Je bondis au pied du mât pour larguer le courant du palan de balestron puis, revenu à la barre, je le laisse filer et la longue perche de carbone noir tendue en diagonale sur la toile couleur de rouille descend lentement dans le bateau. L’extrémité supérieure de la voile, détachée de la pointe du balestron, se replie et flotte mollement sous le vent, ce qui divise par deux sa surface.

Le gréement souffre moins dans cette situation. Je constate avec surprise que je vais presque aussi vite, mais à une allure plus confortable.

Il ne me reste plus ensuite qu’à lancer Plénitude à l’abri de la jetée de Vitrezay, en courant sur son erre, ferler la voile, remonter la dérive et décapeler le gouvernail. Le ponton réservé aux visiteurs est ensuite abordé calmement, à l’aviron. Fin de l’étape.

Mais la randonnée continue à terre ! Par un chemin qui longe le rivage, je reviens au Port de Cônac, dont j’ai été frustré de la visite. Ce minuscule étier ne doit être accessible que peu de temps à marée haute, et exclusivement aux bateaux tirant peu d’eau, sinon c’est l’échouement sans remède dans la vase molle qui remplit le fond du bras d’eau.

Le port de Cônac Le port de Cônac
Le port de Cônac Le port de Cônac
Le port de Cônac Le port de Cônac

Aux alentours, on a voulu « aménager » la côte, pour la rendre plus présentable et accessible : le bois flotté qui tapisse le haut de l’estran a été poussé au bulldozer, les bosquets de roseaux ont été tondus comme du gazon de golf, ce qui aboutit, à force de vouloir aménager les accès à l’estuaire, à quelque chose d’un peu ridicule. À mes yeux, en effet, le bois flotté qui parsème les rives n’est pas un déchet, ni le roseau une mauvaise herbe. Ils font partie du paysage estuarien, ils contribuent à son essence même, et tant pis s’il faut lever un peu les jambes pour passer par-dessus ces obstacles, l’exercice c’est bon pour la santé…

Des carrelets (trop ?) bien dégagés… Des carrelets (trop ?) bien dégagés…
Des carrelets (trop ?) bien dégagés… Des carrelets (trop ?) bien dégagés…

Le trait de côte est souligné ici d’une micro-falaise d’argile rouge, qui recule face à l’érosion. Les arbres et arbustes qui ont réussi à s’enraciner sur le haut de l’estran sont lentement déchaussés par les vagues, jusqu’à basculer dans l’eau et venir grossir la masse énorme de bois flotté qui dérive dans l’estuaire au gré des vents et des courants.

La micro falaise et la preuve de son érosion
La micro falaise et la preuve de son érosion
La micro falaise et la preuve de son érosion
La micro falaise et la preuve de son érosion
Retour à Vitrezay

En baissant, la marée a déposé mon canot sur la vase molle, à une certaine distance du ponton car, avant de partir, j’avais molli les amarres pour éviter de retrouver mon refuge flottant suspendu à ce dernier par manque d’eau, ce qui aurait pu aboutir à des avaries. Pour remonter à bord, avec la volige ramassée la veille, j’improvise une étroite passerelle. Sa souplesse me surprend, mais en passant dessus à quatre pattes, tout se passe bien.

Plénitude et sa passerelle Plénitude et sa passerelle

Mis à part ce petit incident, soirée et nuit sans histoire au ponton : hors saison, un jour de semaine, les visites sont rares. Mais les sanitaires sont accessibles, très propres, et avec de l’eau chaude. Un luxe inconcevable il y a quelques années encore, dans cet endroit.


Mercredi 17 juin | Vendredi 19 juin


 

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde