Les canards s'en lavent les pattes

Croisière 2005

par Jean-Bernard Forie


Jeudi 25 août 2005

À trois heures du matin environ, j’atteins l’extrémité de l’île, qui se prolonge d’un long épi rocheux. À son pied luisent au clair de lune de grandes étendues de vase découvertes par le jusant. Une fois dépassé cet obstacle, je pique sur la rive médocaine où je cherche un endroit pour dormir un peu. Jeter l’ancre ? Oui, mais comment faire quand on n’en a plus ? Après avoir posé l’étrave sur l’estran, j’enfonce profondément dans la vase un tronçon de tangon et je m’y amarre. Cela suffit à tenir le canot au bord de l’estran avant que le jusant ne le laisse complètement échoué. Allongé sous la voile, revêtu de plusieurs épaisseurs de vêtements, j’essaie de lutter contre l’humidité froide de la nuit. Je dors, c’est certain, mais je me réveille souvent aussi.

7h30, temps brumeux et gris, retour du flot. J’arrache (à grande peine !) le piquet auquel je suis amarré, et je remonte le bras mort, encore à l’aviron, en longeant l’Île Verte. Je fouille chaque repli du rivage, remontant de minuscules esteys où se cachent de petits pontons par où débarquent les chasseurs. De là partent des sentiers taillés dans les roseaux ou des passerelles étroites posées sur des pieux pour passer au-dessus des marécages. Partout se cachent des cabanes de chasseurs, désertes à cette saison. Tout est silencieux dans l’île.

Le ciel se couvre, une bourrasque de crachin crépite sur mon ciré : le mauvais temps prévu pour aujourd’hui recouvre progressivement l’estuaire. Il s’agit d’un coup de suroît bien mouillé et venteux. À l’aviron toujours, car le vent me plaque à la berge et je n’ai pas assez de fond pour descendre la dérive, je gagne la rive au vent, puis je prends deux ris dans la voile avant de l’établir. Je redescends le bras mort sous voilure réduite, en restant le plus possible à l’abri de la berge dont les arbres me protègent des rafales de vent. C’est la marée haute, il y a du monde à bord des carrelets, et les grands filets circulaires montent et descendent en cadence.

Fort-Médoc… sans passer par la porte !

Me voici à hauteur de Fort-Médoc, alors que la pluie redouble. Je cherche, après avoir serré la voile et effacé dérive et gouvernail, un endroit le moins vaseux possible pour débarquer. J’explore en vain un estey tout proche, puis je choisis de venir débarquer au pied de l’enrochement qui borde le fort. Je l’escalade et pars visiter l’endroit. La chapelle, la poudrière, les casemates, le corps de garde que reconstruisent les tailleurs de pierre, les bastions, redans et glacis : je passe partout. Le temps gris et pluvieux accentue l’étrangeté de ce fort où les soldats du roi protégeaient l’estuaire des incursions anglaises. Ils y redoutaient finalement plus les fièvres des marais que les boulets ennemis.

Je rembarque, avec pour but le vasard de Beychevelle, au milieu de l’estuaire. Je peux y être en un seul bord de vent arrière, avec l’aide de ce suroît mouillé. La dérive descendue et le gouvernail engagé dans ses ferrures, je largue la voile et me voilà aussitôt emporté à vive allure. Une bourrasque violente et pluvieuse me rattrape à hauteur du grand chenal. Devant moi au même moment se trouve la drague rencontrée la veille. Tout à son travail dans le chenal elle ne peut en aucun cas dévier de sa route. Je ralentis l’allure, pour passer sur l’arrière du mastodonte barbouillé de vase. Il faut laisser fasseyer une partie de la voile, grand drapeau mouillé de couleur rouge sombre qui claque dans le vent. À chaque accalmie, je reborde l’écoute, pour la larguer au passage de la rafale suivante. On navigue ainsi par à-coups, souffleté, chahuté, le mât grinçant dans son étambrai à chaque vague. Le vent forcit encore, et je choisis de tout amener. À l’aviron, me débattant comme un forcené dans un clapot chaotique, je parviens à glisser Plénitude sous le vent du vasard, où l’eau est plate.

Escale sur le vasard de Beychevelle

Une estacade solidement construite avec des tubes de fer apparaît, et j’y amarre le canot. Par une petite échelle, je débarque et pars explorer l’endroit. Pas âme qui vive. Autour de moi, rien qu’un bout de terre désert entouré de ciel, de vent et d’eau. Le jusant dépose Plénitude sur l’estran d’argile rouge au pied de l’estacade, je suis donc là pour plusieurs heures…

La cabane que les chasseurs de canards ont édifiée à proximité est vaste et confortable, un parc de batteries y apporte la lumière, et on y trouve même un petit « chalet d’aisance » en tôle ondulée camouflé dans la verdure. Je m’installe sous l’avant-toit de la cabane pour faire cuire mon pique-nique. Soupe-minute, pâtes déshydratées, une boite de sardines à l’huile avec une tranche de pain, une pomme et une timbale de vin : me voilà ragaillardi après les péripéties de ce matin.

Je repars avec la marée montante. Le vent faiblit et tourne au noroît. Je largue les ris. Voile haute, Plénitude longe l’île Pâté, vogue sur les bancs de Plassac à peine couverts d’eau, puis s’emmanche dans la Dordogne. Je pourrais être de retour à Libourne demain à midi, si tout va bien.

Avec le jour le vent tombe, puis revient à la fin du crépuscule. Il se renforce assez pour m’amener jusqu’aux ponts de Saint-André-de-Cubzac. Le port de Cavernes est en vue mais je suis pris d'un doute : c’est la fin de la marée, le vent disparaît, et il me semble que le courant s’inverse. Pourrai-je atteindre un abri pour la nuit ? Cavernes ? Trop de courant. Cubzac ? Pas question de repartir si loin en arrière. Asques, alors ? Oui, mais dans ce cas il faudra remonter le courant, en rasant la berge pour se soustraire à sa force, voire y bénéficier de petits contre-courants. Et c’est parti pour quarante-cinq minutes de nage intense. Tout va comme prévu, et j’accoste au ponton d’Asques sans encombre. Dîner rapide puis repos sous le taud de grosse toile que j’ai tendu sur la coque, chaudement emmitouflé car la nuit est bien partie pour être une fois de plus humide et froide.


Mercredi 24 août | Vendredi 26 août


Estuaire intime En canot sur l'estuaire
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