Les canards s'en lavent les pattes

Croisière 2005

par Jean-Bernard Forie
Photos : Jean-Bernard Forie


Mercredi 24 août 2005

Au lever du soleil, je me réfugie ensuite à la halte nautique de Portets, où je recherche une grosse pierre qui puisse me servir d’ancre de rechange, sans rien trouver qui me convienne. Nettoyage et rangement du bateau, petits travaux à bord, casse-croûte et sieste à l’ombre. La halte nautique est déserte. Le ponton n’accueille, malgré sa longueur conséquente, que trois petites barques de pêche. Il faut attendre, et après les nuits précédentes, peu reposantes, récupérer. Quand vient la renverse, il est treize heures. Le phénomène de renverse ici n’est pas franc : le courant continue d’aller dans un sens sur une berge alors qu’en face il va en sens inverse. Où est l’endroit sur l’eau où les courants sont nuls en ce moment ? Au milieu du fleuve peut-être ?

Sur la cale de Saint-Louis-de-Monferrand

Puis vient l’instant où tout semble basculer vraiment, et alors je largue la voile qui se déroule en crissant, et ramène mes amarres à bord. C’est parti, ou c’est tout comme, sauf que le vent semble absent. Puis il vient, comme toujours avec un peu de retard sur la marée, et je louvoie tranquillement tout l’après-midi par beau temps, repassant sous les ponts de Bordeaux, et descendant la Garonne jusqu’à la hauteur du banc de Saint-Louis-de-Montferrand, non loin d’Ambès. Il n’y a plus d’eau là où je suis, et il faut relever la dérive. Après avoir cargué la voile, je longe la rive jusqu’à la cale la plus proche où je débarque. J’y attends le retour du flot, qui arrive vite, et je profite du spectacle de la petite vie qui se déroule autour de ce havre. Les pêcheurs de l’endroit ont installé leurs canots sur une file de corps-morts le long de la rive. On y trouve tous les types de bateaux de pêche en usage sur le fleuve. La yole traditionnelle a vécu : il n’en reste qu’une là où je suis. Partout on voit des sortes de grands et larges canots à moteur hors-bord en plastique, à l’arrière large, « bruts de démoulage » et sans finition. Une petite console qui regroupe un volant et les manettes du moteur est parfois placée au milieu de la coque, surmontée d’un phare orientable. Voici un de ces bateaux de pêche, monté par trois gaillards, qui arrive pour décharger une nasse pleine d’anguilles. Un autre homme arrive ensuite sur le terre-plein pour jeter un œil sur la façon dont son bateau évite avec le retour du flot et nous échangeons quelques mots. La soirée s’avance et amène d’autres gens encore qui viennent voir le coucher du soleil. La cale est lentement recouverte par l’eau, et Plénitude se retrouve tout en haut de celle-ci, après avoir changé progressivement les amarres de place. La marée n’en finit pas de monter, et il faut attendre. C’est alors que l’habitant d’une maison voisine vient me tenir compagnie, intrigué par l’aspect de Plénitude. Nous causons tranquillement au bord de l’eau jusqu’au crépuscule, puis il m’invite à prendre un café chez lui avec sa femme. Moment agréable avec des gens agréables. De quoi parlons-nous ? Mais de l’estuaire, de ses richesses et de ses mystères, pardi ! L’heure de la pleine mer étant proche, nous revenons au bord de l’eau. Mon hôte m’incite à m’équiper d’une balance pour pêcher la crevette, qui abonde ici. Pieds nus dans l’eau sur le haut de la cale, il me dit sentir ces petites bêtes qui lui picotent les orteils. Il plonge sa main dans l’eau, et en ramène une.

Subtilités de l’étale

23h45 : je décide que c’est l’étale, lui serre la main puis, avec l’aide de quelques coups d’aviron, je lance Plénitude dans le courant. Traversée du fleuve en crabe vers la rive du Médoc car le courant montant se fait encore sentir, et, malgré un petit souffle d’air pour gonfler la voile, j’étale à peine.

Pourquoi alors avoir dit : « je décide que c’est l’étale » ? Parce que dans l’estuaire, l’heure de l’étale, c’est une réalité subtile et mystérieuse : il y a ce qu’indique l’annuaire des marées, puis ce que les vents et les pluies, qui modifient ses horaires, permettent. Il y a aussi l’étale que l’on croit repérer en regardant ralentir progressivement les menus débris qui passent au fil de l’eau. Et pour finir, quand enfin le courant vous emporte dans la direction souhaitée, il ne reste plus qu’une certitude : c’est la fin de l’étale.

Enfin je puis gagner l’aval, à la voile aidée de l’aviron, puis à l’aviron seul. Je longe l’Île Verte au clair de lune : l’estuaire est totalement silencieux, c’est le calme plat. Le balisage clignote en cadence et je croise un seul navire : le Pierre Lefort tout illuminé qui drague le chenal. Le courant m’entraîne le long de l’île plongée dans l’obscurité totale. Celle-ci est longue de douze kilomètres et je franchis toute cette distance au rythme calme des avirons, sans ressentir ni fatigue ni ennui. Je frôle toute une vie inquiète qui m’observe, dissimulée sur la berge : caquètements soudains, plongeons, clapotis, souffles et battements d’ailes se font entendre par intervalles sous les frondaisons ou dans les roseaux. Le battement régulier des avirons, le grincement cadencé des dames de nage affolent toute une vie invisible que l’on devine aux aguets dans la nuit.


Mardi 23 août | Jeudi 25 août


Estuaire intime En canot sur l'estuaire
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