Les canards s'en lavent les pattes

Croisière en gabarot - avril 1992

par Jean-Bernard Forie
Illustrations de Michel Vignau


Dimanche 12 avril 1992

Soleil : lever 7h24, coucher 20h42.
L'anticyclone s'affaiblit légèrement et laisse passer une perturbation atténuée sur le Poitou, les Charentes, le Limousin et le nord de l'Aquitaine.

Pêche et navigation côtières : temps nuageux, localement très brumeux le matin. Vent de nord-ouest, 2 à 3 Beaufort le matin, se renforçant 4 Beaufort l'après-midi. Visibilité : 1 à 2 milles le matin (localement moins de 1 mille en début de journée), puis 5 à 10 milles l'après-midi.

6 heures du matin. Il faudrait appareiller avec le courant favorable, mais c'est impossible car la brume épaisse rend extrêmement périlleuse la navigation. Espérant qu'elle se dissipera avec l'aube, j'attends au fond du bateau, dans la pénombre glaciale.

A huit heures, la brume ne s'est pas levée, et tout est noyé dans les plis de cette écharpe impalpable. On distingue toutefois un peu la berge et cela m'incite à partir, en restant proche du rideau d'arbres dont les troncs, silhouettes fantomatiques, m'indiquent le chemin. Il n'y a pas un souffle d'air. Dans ces ténèbres blanches, de grands navires, béhémots invisibles (*), passent en ronronnant et je danse doucement dans leur sillage.

L'île VerteL'île Verte

Je longe l'île Verte et croise des pêcheurs dans un canot, puis des scouts marins éloignés de leur flottille. La grève dénudée à l'extrême laisse paraître une multitude d'épaves de gabarres ou de courreaux. Des tronçons de varangues et de membrures noircis par le temps se dressent sur des flots de vase grise. Navigations immobiles ! Au rythme monotone des marées, ces carcasses disloquées tirent des bords contre l'anéantissement.
Des palissades de pieux disjoints contiennent les berges. Maintenant l'étale touche à sa fin, et contre le courant qui se fait déjà vif, je réussis à accoster à l'un des débarcadères de l'île Verte.

Derrière la digue de la berge, se trouve une grande demeure avec ses dépendances, c'est Château Calmeil. Plus près, quelques grosses barques de tôle cabossées  barbouillées de goudron et tous ces tronçons de grosses amarres de cargos récupérées au fil de l'eau, ces grappins rouillés et ces avirons usés qui indiquent que là, il y a des marins. Perché sur le haut du peyrat sur pilotis, je considère l'Espérance, ce mince copeau de bois goudronné, encombré d'un matériel disparate et plein de tâches de couleur. Le bleu ciel de la voile de jonque, l'orange des sacs étanches, le vert cru du bidon étanche, le jaune du ciré, et enfin la blondeur des bois nus, déjà voilés d'une mince couche de vase grise.

Voici qu'arrive sur le quai le gardien de l'île. Il va chercher, dit-il, son pain à terre. Il est rasé de frais, peigné avec soin et sent l'eau de Cologne. « Gardez la maison, vous êtes ici chez vous, je reviens dans une heure ». Belle preuve de confiance, parce que, sur la table de sa cuisine où je viens me réchauffer, des pièces de monnaies sont répandues en vrac, et au mur de la cheminée pend une véritable artillerie, dont un revolver au canon interminable ! Il est vite de retour, et m'offre l'apéritif en me racontant sa vie dans l'île. Ancien marinier, le voilà devenu viticulteur pour le compte de la famille qui possède cette partie de l'île. Lassé de l'errance en péniche à la quête perpétuelle du fret, il s'est ancré avec plaisir sur cette terre environnée d'eaux mouvantes. Il continue de profiter de la solitude du navigateur, et chaque fois qu'il va à terre, c'est pour lui une sorte d'escale.

Nous parlons, nous parlons, mais la marée monte et je me précipite vers le peyrat pour voir où en est la montée des eaux. Trop tard ! La boucle à laquelle est tournée l'aussière du gabarot est déjà submergée, il faut la larguer en vitesse de l'étrave et en installer une autre plus haut. Je me promets de repasser plus tard la récupérer mais auparavant je préfère partir car le flot mollit et, dans les petites anses qui festonnent la berge, jouent déjà les contre-courants. En quelques puissants coups de « palaou » (la pagaie, en occitan)  je m'éloigne et prends de l'erre.

Assez rapidement, j'atteins la digue partiellement submergée qui déborde l'île, et sur laquelle sont posés un marégraphe et des balises. Le vent se lève soudain au fur et à mesure que le ciel, jusque-là gris avec menace de pluie, s'éclaircit. Le clapot, hélas, contrarie ma course : l'avant tape désagréablement, les secousses et le roulis compliquent le jeu de la pagaie. J'essaie de rejoindre la rive gauche, de passer devant Fort médoc, et d'atteindre ainsi Pauillac, dont je discerne le clocher dans le lointain. Interminable progression, reptation plutôt ! Si laborieuse, si lente ! Je rase la rive pour essayer d'être à l'abri de la brise de noroît, mais seules quelques avancées de terre me protègent parce que le vent est dans l'axe de l'estuaire.

A 21h30, j'atteins enfin le port de plaisance, exténué. Mais il faut réagir ! Écoper, encore, l'eau des fonds, changer de chaussettes, édifier un abri avec la voile de jonque, sortir les ingrédients nécessaires au repas du soir, et allumer la lanterne. Dans un bateau proche, des plaisanciers dînent gaiement et leurs rires égayent l'obscurité où je m'endors.
 

* : (béhémots : monstres marins antédiluviens dans la mythologie juive. Dans Le bateau ivre, Rimbaud évoque "le rut des béhémots").


Samedi 11 avril | Lundi 13 avril


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