Lettres d'estuaires
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Portraits blayais - Jacov

qui essaie d'évoquer certains poèmes
qu'il ne sait pas par cœur
 

 


 

Mangeur de verre


Il s'agit là des fragments d'un poème qui en principe devrait être traduit du grec ancien et dont les principaux ingrédients sont le baptême des navires, la description de statues censées les protéger en haute mer, la recherche des corps des noyés à la suite du naufrage et l'évocation de certains rites sacrificiels pour les récupérer.

Y figurent également, parmi des rafales d'orage, bon nombre d'invocations pathétiques du genre : "O toi, Neptune puissant et implacable..." ou bien "O Néréides, filles de Doris, coureuses du Grand Bleu, ramenez nos corps de ce noir et funeste voyage !"

Et on y parle de ces miroirs qui furent attachés, en guise d'amorce, à des lignes de pêche longues parfois de plusieurs kilomètres. Largués en haute mer, ils auraient dû capter les derniers reflets de soleil dans les yeux des noyés dont les paupières, selon la tradition, ne se ferment jamais.

Bizarrement, dans certaines strophes conservées du poème où cette question n'est pas du tout abordée se trouvent des éclats de verre qui d'ailleurs ne proviennent pas d'un miroir, mais probablement de la vitre brisée d'une boulangerie située Cours Vauban.

Le poète, poussé par la quête de l'inspiration, à la suite d'un long entraînement est parvenu à ingérer ces éclats de verre qui jonchent parfois le sol sur son passage. Il a commencé par de tout petits fragments de verre incrustés dans ses croissants, le matin, dans sa baguette, à midi, et ajoutés en guise de décoration à ses salades composées, le soir. Il est ensuite passé à des éclats de verre de dimension de plus en plus importante jusqu'à pouvoir ingérer des parcelles de verre comportant une superficie de plus de deux centimètres carrés.

Le poème en question, une sorte de commémoration, évoque en outre, à profusion, la mer, son ressac, le fouet de ses vagues par gros temps, la submersion, et le périple douloureux des matelots engloutis par les flots et à jamais privés de sépulture.

Toujours en poursuivant son entraînement de mangeur de verre, le poète réussit à développer des prolongements extra-fins à certains os de son squelette, au point de pouvoir se doter derrière sa propre colonne vertébrale de la colonne vertébrale d'un poisson semblable à l'esturgeon, avec toutes ses arêtes et même muni d'une germination de tête d'esturgeon dont le poète salue avec enthousiasme les yeux naissants.

Le matin cependant, assis tranquillement à son bureau, il lui arrive quand même de se demander : Ces yeux-là, en train de se frayer laborieusement un passage vers la surface du visible, vont-ils jamais posséder des paupières ? Ces paupières vont-elles jamais s'ouvrir pour, loin des côtes et des plages, dépister les noyés auxquels l'océan jaloux de sa proie veut à jamais refuser la sépulture ? Vont-elles jamais s'ouvrir pour vérifier, sur un de ces corps en décomposition, à moitié dévoré par les prédateurs des fonds marins, les effets des rites funéraires qui, sur la terre ferme, lui furent consacrés ? Est-ce qu'un poisson pourra jamais réciter face à ce corps les fragments de ce poème très ancien qui lui apporte, en guise de linceul et de tombeau, l'expression du deuil de ses proches ?

Le poète voudrait bien accepter le défi de trouver une réponse à toutes ces questions et le soir même il ose les poser au grand fleuve. Celui-ci lui répond en déposant à ses pieds un miroir tout cassé mais point du tout terni. Le poète, suite à son long entraînement, pense arriver à en ingérer tous les fragments au cours d'une seule séance, dans un restaurant où ses habitudes alimentaires ont fini par ne plus susciter de surprise.

Assis seul à sa table devant son verre de vin et sa carafe d'eau, il s'applique donc à faire passer d'une façon méthodique et calculée les débris de ce miroir à travers son gosier. Cette fois-ci, son corps bientôt commence à trembler très fort, à grelotter comme s'il était saisi d'un grand froid. Des sensations de vertige et des troubles de vision lui font comprendre que les éclats de verre qu'il absorbe là servent directement de nourriture aux yeux naissants de l'esturgeon en formation qu'il porte sur son dos. Car voilà que la tête du poisson s'achève. S'achèvent ses paupières, sa cornée, ses pupilles. En se regardant dans la glace au-dessus du comptoir le poète arrive à en discerner tout l'éclat et la vivacité.

Et l'esturgeon, cet être sorti de ses propres vertèbres, le rassure en lui offrant, en guise de récompense pour ses bons offices nourriciers, la possibilité de regarder à travers ses propres yeux nouveau-nés.

Le poète, rassuré, arrêtant de grelotter, saisit tout de suite l'occasion, avec l'espoir de pouvoir, poursuivant sa recherche à l'intérieur des eaux de l'estuaire, retrouver des strophes et des vers qui manquent au poème en question.

Mais ce qui, dans cette salle de restaurant, se présente à sa vision élargie, se trouve être de nature tout à fait différente. C'est pour la toute première fois qu'il perçoit ces sac à dos que portent quasiment tous les gens sinon dans cette ville, au moins dans cette salle. Et le feu coloré qui brûle dans ces sacs à dos au lieu de représenter une éventuelle menace lui semble plutôt réconfortant. La seule personne qui ne porte pas de sac de ce genre est un garçon de vingt ans, en tenue d'ouvrier, qui, lui, porte un cartable. Sommé de payer son café au bar, il en sort une centrale nucléaire, mais personne ne se voit en mesure de lui rendre la monnaie.

Toujours à travers les yeux de l'esturgeon, le poète voit le jeune homme qui a dû demander du crédit s'éloigner, traverser la ville, toujours son cartable à la main, et longer le fleuve en direction de la mer. Là, quelque part vers le nord, il dépose la centrale nucléaire au bord de l'estuaire où tout de suite elle commence à doucement réchauffer l'eau.

Le poète à l'impression que ce n'est que maintenant que certains de ces morts millénaires restés sans sépulture dont parle le poème, au contact de cette eau doucement réchauffée, réussissent à doucement fermer les paupières.
 
 
 


 

Assomption des déportés


Le poème en question parle d'un mouvement qui est plus intense que tout voyage. Il en parle à un moment où ce mouvement est déjà tout proche de son apogée, et à en juger du ton de sa diatribe, il manifeste une très profonde déception, voire un ressentiment.

D'une voix indignée, il pose la question : "Mais justement, en parlant d'apogée, où restent toutes ces fameuses apparitions ? Moi je ne vois rien et n'entends que le sourd cliquetis métallique des nuages de l'Ouest, des strato-cumulus dans le cirque desquels, selon vous, le Cygne devrait faire son entrée. Où s'est fourvoyée cette volaille qui sert de symbole et de clé à tous les mystères du crépuscule ? Pourquoi me fait-on faire tout cet alpinisme forcené si à la fin sur des pics et sommets déserts et glacés, sous des nuages somnolents et taciturnes, il n'y rien à exalter, à glorifier, à entourer des fastes de ma parole ?"

Il incombe alors à moi de rappeler au poème en colère le fait que le Cygne, même s'il avait paru, toutefois ne nous avait jamais adressé la parole, la parole impériale du couchant, la parole du grand bleu, du bleu plus que bleu, celui dont est entouré le grand Bouddha de la fin du temps.

Je fais de mon mieux pour cacher à cet intrépide panégyrique qui a accompagné notre ascension, avide de débiter ses dithyrambes sur les exploits qu'il comptait y témoigner, toute l'âpre vérité.

Ayant monté, à grands efforts de jambes et d'esprit, les escaliers visibles aussi bien qu'invisibles qui devraient nous transporter au-delà de la Grande Porte Occidentale, nous voilà devant cette Porte qui, frustrant notre plus cher espoir, reste fermée. Affamés, sans chaussures, avec les pieds déchirés, tourmentés par la soif, nous voilà confrontés au phénomène inquiétant que toute assomption peut tourner, tout doucement, sans crier gare, en déportation. Car au lieu de l'image et de la voix majestueuses du Cygne du couchant c'est le silence, la solitude et le froid polaire qui nous ont accueillis ; au lieu d'être enveloppés par l'azur réconfortant des vœux exaucés, nous nous voyons soumis au bleu impassible et arctique du Bouddha de la fin du temps. De celui donc qui ne possède aucune des trente-six marques de l'éveil, celui qui n'est pas muni de compassion et qui, une fois enveloppé par la nuit, en garde la couleur, un noir impénétrable et glacial.

Nous voilà donc à 19 000 mètres de hauteur, plus haut que les lignes de vol des avions supersoniques, grelottant de froid tout en haut des escaliers invisibles, nus et démunis face à ce Bouddha sans merci ; et même dans le miroir de notre conscience, il ne subsiste plus aucune image de nos propres figures, de nos propres corps et de nos propres pensées. Nous voilà sans bouche pour parler d'œil, sans œil pour voir un bras, sans bras pour disposer de mains, sans main pour pouvoir masser nos pieds, sans pieds pour marcher sur le fil ténu du temps. Et même le temps, ce dédale feutré, est sorti de nos entrailles, une fois pour toutes, tel un jet d'urine que le corps éjecte juste avant de mourir. Privés et de bouche et de temps, comment pourrions nous proférer la malédiction solennelle de cet arc-en-ciel dans lequel justement nos corps, voyageurs et bagages à la fois, ne se sont pas transformés ?

Cette malédiction toutefois ne doit pas franchir mes lèvres, vu qu'il me faut à tout prix continuer à rassurer le poème panégyrique qui menace de se tourner en invective, lui confirmer que tout est pour le mieux, qu'il ne va pas tarder à se pointer, le grand Cygne du Couchant, que c'est normal qu'une petite étape d'angoisse précède l'épiphanie tant désirée de la gloire et des délices de l'éternité.

De ces déboires à l'Ouest j'arrive à tirer la conclusion suivante :

Si jamais on nous accorde le retour et si un jour nous prenons notre envol vers le Sud - comme c'est bien notre projet - aucun poème n'aura le droit de nous accompagner. En silence, sans témoins, mais équipés de tous les atouts techniques les plus sophistiqués des explorateurs d'aujourd'hui, nous allons choisir pour catapulte la mer sage et rangée qui baigne les pieds de l'Europe. Aidée par les grands courants atmosphériques, elle va nous projeter jusqu'à l'orée du tunnel du Temps Coagulé. En signe de soumission et de confiance, nous posons la main droite entre les gencives de la Mère L'Araignée qui en garde l'entrée. La main, restée intacte lorsque nous la retirons, se sera cependant couverte d'un poil noirâtre. Une fois le tunnel traversé, nous voilà aux pieds de la Grande Porte Australe dont les deux gardiens ancestraux revêtent la forme de crocodiles. Oui, on nous avait bien décrit ce léger sourire d'ironie sur leurs bouches impassibles. Notre chemin, on nous en a bien avertis, est obligé de passer par leurs mâchoires. Mais comment résoudre, hélas, le conflit entre la joie de la découverte et la crainte d'être dévoré ?

Or il est inscrit dans nos gènes que, une fois qu'une telle rencontre aura eu lieu, les dents des gardiens sempiternels de la Porte Australe ne pourront pas plus nous blesser que les gencives de grande Mère L'Araignée. Malheureusement nos corps, trop éloignés de leur origine immémoriale, ne se souviennent plus de cette inscription. Ils refusent de mettre à bas ces armes que sont leurs bombes à oxygène, leurs combinaisons pressurisées et tous leurs nombreux outils de survie.

Nos corps donc, voyageurs et bagages à la fois, hésitent définitivement à oser le grand saut dans ces dentitions rutilantes qui à la fois nous promettent et nous barrent le passage. Et ce qui nous fait hésiter le plus, c'est la crainte de nous retrouver, une fois l'épreuve cruciale du déchirement subie, seuls avec ce Bouddha Noir et impassible qui peut-être s'est emparé des quatre points cardinaux.

Est-ce que nous nous serions trompés dans notre choix d'un Dieu ? Et pourquoi ne pas avoir osé inviter pour notre envol vers le Sud au moins une toute petite élégie, une brève strophe de chant funèbre ou quelques couplets d'une plainte d'amour déchirante ?

Si jamais notre retour de la Porte Australe peut se faire sous une forme autre que ne l'est la chute vertigineuse et mortifère vers la terre, il nous faudra, avant tout départ ultérieur, compulser à nouveau le grand et vénérable catalogue exhaustif des Dieux, des Êtres Suprêmes, des Trinités Sacrées, des Baals et des Bouddhas, des Olympiens et des Démons Tout-puissants. N'y aurait-il pas, sous les rubriques plaine, horizontalité, sol terrestre, plage, niveau de mer, derrière un portillon automatique, un être céleste pour étancher notre soif d'absolu ?
 
 
 
 


 

Le lieu où Jacov a prêté serment


Pareil aux tout petits enfants qui boivent de tout, sans se soucier des saletés ni des microbes, parfois il arrive à Jacov de boire l'eau stagnante qui se trouve tout au fond des trous de mémoire, là où fait surface la nappe phréatique de l'oubli. S'il boit de cette eau-là, il se souvient du lieu où il a prêté serment, à l'âge d'un an.

On lui dit que ce n'est pas possible. Mais oui, il faut insister, car il le reconnaît toujours, ce serment-là. Il est ami du robinet, de l'arrosoir, de la cruche sur l'étagère, des tuyaux d'arrosage, des sources, du fleuve, de la pluie et de toutes les fuites d'eau, même dans la chambre à coucher. Et il est ennemi des prises de courant, de toutes choses électriques et électroniques, des interrupteurs, des fils à trois phases, des ampèremètres, des piles sèches, du disjoncteur et des plombs fusibles.

C'est un serment en forme d'escalier qui mène vers un grenier rempli par une cohue de mauvais souvenirs, voire de cauchemars et des vœux correspondants de ne plus jamais en refaire, par exemple de ne plus jamais recommencer cela : mettre dans des trains les victimes, les numéroter, cataloguer, annihiler, puis organiser autre chose, avec ces trains, avec ces numéros.

En haut de l'escalier il y avait surtout sa mère qui disait : "Ferme les yeux ! Ferme-les !"

Mais les yeux dont il s'agissait, ce n'étaient pas les deux boules liquides au-dessous du front, dans la tête, mais des choses voyantes - en même temps que vues - de partout. Même dans le 'fermer' de cette injonction 'Ferme tes yeux !', il y avait du voir. Dans ce 'voir', il y avait de l'être. Dans cet 'être', il y avait du dieu. Dans ce 'dieu', il y avait du non-moi. Dans ce 'non-moi', il y avait du sable jaune, vert, ocre, bleu, bleu marine, azur, cobalt. Et Jacov réclamait de l'eau, pour pétrir et masser ce sable, pour en faire une pâte bonne à appliquer sur tout le corps en guise de vêtement et de coque protectrice, mais surtout pour en faire une pâte à modeler la mémoire.

Selon sa mère ce 'voir' est une sorte de mauvais temps qu'il fait à l'intérieur du corps, vite chassé par la lumière électrique.

Mais que l'électricité, ce sont des loups et des louves en train de férocement s'accoupler dans la coupole d'une gare, le bébé le savait déjà. Comme il savait qu'il n'y a aucun mot dans aucune langue pour désigner ce 'voir', pas même le mot 'drish' en sanscrit.

"Raj brahmanam pashyati". - Mais est-ce que le roi voit vraiment le brahmane, qui sans incliner la tête, figé dans son orgueil, les pieds mouillés par l'eau du Gange, semble mépriser sa majesté ? Ce brahmane qui lui voit déjà l'éléphant enragé, mais cet éléphant n'est pas encore là.

"Tartar gladit na swjastshénnikom w zerkwjé."

Mais ce tartare, dans la sombre nef de cette église de village au bord du Don, arrive-t-il, flèche en joue, à vraiment discerner dans la fumée et les débris de la toiture embrasée, le prêtre tremblant qui se blottit contre l'autel, désespérant même de son sauveur dans cette dernière angoisse ?

"Naljorpa tongpanyid thong pa ré."

Mais quelle est la vraie nature de cette 'vue' que le yogi, pauvre vieillard en loques, à demi mangé par la vermine qui pullule dans ses cheveux et sa barbe ébouriffée, dans une grotte dans les rochers près de Tri med œd kar, proclame avoir obtenu sur la vacuité de tous les phénomènes, en tenant les yeux fermés ?

Pour voir il faut prêter serment.

Fraîchement nés, pas même encore sevrés, entre le biberon et les linges sales, les bébés ont tendance à le savoir encore.

Mais sa mère bien malgré elle a fini par convaincre Jacov, en chantonnant, qu'il ne s'agit pas du tout de cela.

Le piano à queue a été transporté dans la cour intérieure, côté jardin.

La femme qui donnait les leçons de musique, on est venu la chercher. La sonnerie l'a avertie. C'est la même pour les pianistes et les autres.

Elle a rejoint ceux qui dans le froid, déportés, pensaient aux entrailles de leur propre mère, aux entrailles de leurs arrière-petits-enfants non encore nés et qui ne naîtront jamais.

La mémoire ne comporte pas de compartiments ni de cloisons ; c'est la même aussi bien pour les enfants que pour les parents.

Elle le faisait comprendre donc que c'était leur histoire à eux, 'eux' étant de nombreux moi reliés très fortement entre eux par des filaments, des tendons, des artères, des conduits trachéens, des liens de sang, des comptes en banque, des filets de salive saumâtre, gluante, puis séchée, puis essuyée ; liés entre eux par des bretelles, des lacets de chaussures, des miettes de pain disposées en forme de lettres, des tracés marron de crème caramel, puis aussi par la mort, par cette mort-là, derrière l'horizon du voir.

Quand Jacov avait six mois, c'était sa mère qui chantonnait comme ça, que la mort c'est l'aérodrome des choses invisibles, mais les avions ne s'y posent jamais sans, bien sûr, disparaître. Avec celui du lait Jacov avait encore dans la bouche le goût de l'espace, celui du millimètre qui se fait kilomètre, mais toc, silence, téter le sein, devoir de bébé envers la mère qui chantonnait l'oubli. Oublier que l'électricité, c'est jaune et rouge. Que ce sont des loups et des louves cherchant férocement à s'accoupler là-haut, dans la coupole des gares.

Le brahmane, en refusant de parler au roi, voyait déjà venir cet éléphant enragé qui la nuit allait écraser les cabanes du village.

Le yogi dirait que dans ce cercle-là, le silence du brahmane, la rage de l'éléphant, les cabanes, le village, la mort des habitants pendant la nuit, tout est vide et lumineux.

Il enseigne au prêtre que la flèche du Tartare ne traverse pas vraiment son corps, bien qu'elle frôle ce chat endormi qu'est la mort, et que ce chat se réveille.

Ferme tes yeux, Jacov, elle lui disait, sa mère. On ne doit pas, on ne peut pas, lui disait-elle aussi, porter le deuil pour les morts des autres, pour le non-papa, la non-maman, le non-frère, la non-sœur, pour les disparus des autres. Le deuil, elle disait, ce n'est pas une friandise dont on peut impunément se gaver.

Puis, elle décidait de mettre de la lumière électrique partout. Elle avait bien constaté que les serments, ça aime le noir.
 
 
 
 


 

Sinaida


Il traverse les rues grises de Minsk sans se faire remarquer, ce poème-là que certains, par temps de guerre, pourraient qualifier de défaitiste.

Il traverse Bolschaja Gora, Ekatérinogorsk, Selo Maloje, Stalinowo, Smirni Kraj. Il traverse aussi le croassement des essaims de corbeaux dans les champs de tournesols, et des tramways dans les banlieues de Woronesh, grinçant sous la pluie. Dans son parcours clandestin il frôle autant de pis de vaches, en matinée, que d'oreilles humaines, le soir, dans les isbas des tractoristes et des kolchosniks.

Le poème atteint la frontière de la Pologne sans avoir été traduit en polonais.

W poslednjei shostokosti jest besdonnost njeshnosti.

Se heurtant à trop de barrières lui encombrant la voie de terre, le poème choisit de se confier aux flots de la mer baltique, salée déjà par la sueur de navires surchargés et la présence menaçante de sous-marins d'espionnage.

Toujours sans se faire remarquer, le poème sait s'introduire sur le territoire de l'Allemagne pendant la période la plus sauvage dans l'histoire de ce pays-là, et cela malgré ce vers qui dit

Tebja privjestvuju - moje porashenie.

Je te souhaite la bienvenue, o ma défaite.

Là, près de la capitale, le poème se trouve tout-à-coup pris dans une enveloppe, cachetée, portant le tampon rouge GEHEIM, SECRET, et classé parmi des dossiers jugés d'importance, dans un bureau souterrain, bien à l'abri des bombes.

Un officier allemand de contre-espionnage s'attèle à la tâche ardue de décrypter ces quelques phrases versifiées. En temps de guerre, qui sait ce que de simples poèmes peuvent receler de monstrueux ou d'explosif ? Or, de sa lecture, le traducteur et décrypteur retient, dans son abri bétonné situé à l'est de Berlin, plusieurs hypothèses, dont la première est celle-ci :

Que les suppliciés, un jour, vont revenir vers leurs bourreaux pour leur offrir des myosotis.

Deuxième hypothèse : Les suppliciés, un jour très lointain, vont revenir vers leurs bourreaux pour leur offrir des pervenches et des nénuphars jaunes.

Troisième hypothèse : Après le supplice, une fois les tourments finis et la victime expirée dans les affres, il n'y aura plus jamais de contact entre la personne du bourreau et l'être supplicié.

Quatrième hypothèse : Il n'y a jamais eu, même à l'instant de la torture ou de la mise à mort, de véritable contact par lequel le bourreau ait pu toucher la victime et qui pourrait servir de lien pour ramener, un jour même très lointain, celle-ci vers celui-là.

Cette dernière hypothèse est écartée aussitôt, pour cette raison bizarre que l'officier se souvient d'une poignée de pommes qui, un été sur une plage de la Mer Baltique, sont tombées à l'eau de la poche de son enfant, un garçon de sept ans.

"Au fond de la plus extrême cruauté il y a un abîme de tendresse," voici ce que dit cette phrase russe dans une première version, mais est-ce que j'ai bien compris, se demande l'officier ?

Je me souviens aussi, se dit-il, du corbeau qui est sorti des flammes du bûcher et de l'étincelle de feu qu'il emporta dans son ventre pour pouvoir fendre la voûte impassible du ciel que même le tout dernier et plus horrible cri de la victime n'avait su fendre, ni même, pendant les tout derniers tours de la roue, son silence qui précédait l'évanouissement. Et je me souviens également que plus tard, un jour lointain, ce seront des passiflores qui me seront offerts par ces femmes dont les corps ont été broyés. Je me souviens que l'eau du Don coule même en dehors des frontières de la Russie. Il coule dans mes chaussures et dans le pain que je mange, dans les trains, dans les bus, dans les trams à l'apparence si allemande mais qui sont au fond les tramways universels de la voie lactée.

Dans cette eau boueuse je lis des noms de femmes.

Et je me souviens des piles de documents qui prouvaient la culpabilité de ces femmes, de leur race, de leurs œuvres ; et aussi du code pénal de l'époque et de ce corbeau qui sous forme de poème russe m'a suivi jusqu'ici de son croassement protecteur qui ne veut pas que je meure impuni, ou même que je meure, tout court.

Svjesd , c'était un nom. Yarka, c'était un nom. Sinaida, c'était un autre nom encore. Des passiflores pour une tombe, je m'en souviens. Dans les tombes, chose inouïe, le soleil ne se lève jamais.

Entre les boîtes à mémoire en forme de crâne sont tendues des cordes à linge pour attacher les souvenir errants, apatrides, sans famille, dont personne ne veut plus. Ceux d'un officier allemand lisant les poésies de Sinaida Gippius en temps de guerre. Souvenir qui a lieu dans la rue du 144ème régiment d'infanterie qui est bordée de deux rangées de basses maisons dont les toits légèrement en pente sont couverts de tuiles d'un rouge fort usé. Un chat y promène sa vue suraiguë, descend dans la rue par l'escalier du laurier rose pour frôler les effluves de thym et de lavande que dégage un jardinet en face de l'ancien Couvent des Minimes. Treize heures quarante-deux. En même temps, c'est la nuit des temps, et elle tourne, elle tourne, la grande roue, la noria du devenir, brassant tout: l'avenue du 144e régiment d'infanterie, le chat empruntant l'escalier du laurier rose, cette question "T'as fini ton petit déjeuner, Christine" répercutée par les murs de l'ancien Couvent des Minimes, les tartares apparaissant dans la steppe juste avant l'aube, suivi des chars Pk 1, Pk 2 et Tigre, suivis à leur tour par de très puissants chars T 34 suivis, eux, par contre, par l'image de femmes rassemblées dans un hangar, cherchant des noms de fleurs.
 
 
 


 

Zoom sur le poème


Le poème menacé par le téléobjectif, mais surtout par le zoom, se trouve acculé au mur d'un immeuble, probablement d'un entrepôt à l'abandon. Il lui manque une strophe déjà, dans les strophes conservées, il y manque des syllabes; dans certaines de ces syllabes, il y manque des lettres. Très souvent, les rimes font défaut ou ne sont pas pures. Ce poème qui en a vu de toutes les couleurs a l'air d'un prisonnier de guerre qui s'est évadé, qui a traversé 3260 kilomètres de distance dans sa fuite, et l'espace autour de lui semble toujours porter l'empreinte des barbelés, des miradors avec leurs phares et des mitraillettes braquées sur son corps frêle et grelottant.

Ce poème, qui au bout de sa fuite aussi bien qu'au bout de ses forces se voit confronté par cette nouvelle menace, celle d'être pris en photo, qu'est-ce qu'il dit ?

"Si j'avais 133 corps, ce serait bien.

Si j'avais 266 mains non pas pour contrôler le monde mais pour le caresser, ce serait bien.

Si j'avais trois têtes pour me coiffer d'un shako, d'un casque d'acier et d'un képi blanc, ce serait bien.

Si j'avais 23 cœurs pour toujours gagner au poker de l'amour ce serait bien.

Si j'avais des boyaux de cuivre, immenses comme la mère- galaxie pour dans leurs prairies faire paître les buffles en paix, ce serait bien.

Si j'avais 108 langues dans mes 11 bouches pour pouvoir expliquer à cet imbécile de photographe la présence de la lumière primordiale dans toute chose qui ne peut se capter par aucun instrument, ce serait bien.

Si j'avais dans le dédale flamboyant de mes multiples têtes au moins trois langues humaines infinies pour pouvoir moi-même de l'infini me traduire en infini, automatiquement, directement, infiniment, ce serait bien.

Si j'avais sept jambes pour pouvoir asséner plus rapidement et plus efficacement les coups de pied nécessaires à cette personne là, devant moi, qui est en train de me retranscrire et de m'emprisonner à nouveau en braquant, dans le mirador de sa tête, la mitraillette de son stylo sur moi, ce serait bien.

Car c'est qui, cet inconnu, qui veut me transporter de cette sphère où je n'existais pas et pourtant j'étais bien, dans cette autre sphère où j'existe et vais être photographié ? - Toute existence est rouge, rutilante, en feu, et tu en auras mille si tout de suite tu ne dis pas: zéro ! Mais avoir mille existences, ce n'est pas bien.

Pourquoi cet inconnu me transporte-t-il du russe, où pourtant je n'ai jamais existé, à travers sa pauvre conscience d'allemand vers cette langue occidentale, trop occidentale où il n'y a pas de mot pour la mère-galaxie, ce qui n'est pas bien du tout ?

Avec son petit stylo piteux, sous le phare de sa bonne volonté, il veut me transporter des profondeurs de la steppe de l'inconnu dans l'œcuménisme fade et sordide du commun et du connu, dans tout ce qui est courant et compréhensible pour se servir de moi comme de son œil.

Mais justement, des yeux j'en ai zéro, et si j'avais un nom, ce qui n'est pas le cas, ce serait justement slepost', aveuglement, et ce nom-là, je ne le partagerais avec personne.

Donc celui qui m'écrit pour faire de moi le porte-voix de sa quête de lumière, il n'écrira rien.

Même du russe je me retire, vers les langues des nomades au- delà de l'Oural, les ouzbeks, les Toungouses, les Kalmouks, des gens de Touva.

J'ai mal aux strophes que me sont restées et que cet inconnu, cet étranger perd son temps à vouloir restaurer. Ils me font mal, ces vers piteux aux rimes laborieuses, où toute musique, mais vraiment toute, a péri d'une mort lamentable.

Si encore j'avais 13000 mémoires pour comparer mon destin à tous les destins, ce serait bien.

Mais voici que j'ai zéro mémoire, zéro bras, zéro main, zéro bouche, moins 23 cœurs, moins 108 langues; et celui qui d'une façon si acharnée s'efforce de m'écrire, je vais le traverser sans laisser aucune trace."
 
 
 


 

Kitesh-Grad


Le poème sur Kitesh-grad, le voilà, courbaturé, les reins cassés, près de sa propre fin.

Pourtant, sur son sol natal il avait jadis atteint un certain degré de perfection.

Tom torom tom tom: au bruit du tambour il est parti dans les marécages, un matin où la steppe était absolument déserte devant lui; aucun être humain à perte de vue.

Le poème parle, en lettres glagolithiques, de la victoire des douze frères Izbajev sur les Tartares devant la citadelle de Kitesh-grad.

Il parle aussi, évidemment, de l'amour du cadet pour la belle Aglaé Chenstchina, aux yeux vert pâle.

Ici même, aux bords de la Gironde, il évoque cette bataille sur les rives du lac Svetlojar, et on lui dit, à ce poème: douze frères, c'est beaucoup trop. Les tartares, c'est trop daté.

Mais le poème continue à se pavaner dans sa nostalgie d'exilé, impassible, jouissant des douceurs de midi, mais en même temps s'auréolant des lueurs roses et violacées de la steppe au couchant.

Le cliquetis des armes pendant la bataille, il le fait résonner dans des rimes simples telles que

iskr
svesd
togd
prischl

Mais en même temps - puisque là, devant l'embarcadère vide, personne ne l'écoute et qui écouterait ne comprendrait pas - le poème a le pressentiment très précis de sa propre fin.

D'une terrible blessure un sabre tartare fend le dos du jeune Igor Isbajev. Auparavant déjà, la belle Aglaé, violée, a péri dans les flammes.

A la suite de quoi le poème quitte le rail de la rime et des vers décasyllabes, éreinté au milieu de sa course. Il tourne au gris, blême comme un fantôme qui aurait mal au cœur. A bout de forces il frappe, au son du tambour qui, même dans le souvenir, va se perdant, à la porte du Restaurant 'Le Petit Port' où Claudine est en train de préparer le service du soir.

Elle croit d'abord que le poème a faim et commence donc par lui demander: "Mais qu'est-ce qu'ils mangent, les Tartares, les Mongols, tout ça ? Est-ce que c'est vrai qu'il boivent du sang dans des calottes de crânes humains ? Est-ce qu'il leur arrive vraiment de mettre de la viande crue sous les selles de leurs chevaux ? Et puis, c'était quand ? Ils étaient où ? Je n'étais pas encore née alors, non ?"

A coups de récitations, de déclamations, de raclements de gorge, de hoquets nerveux et d'efforts de ventriloquie produits par le pur désespoir, le poème veut absolument lui expliquer que les douze frères Izbayev ont été immortalisés par lui, là, dans la splendeur indépassable de ses vers qui retentiraient à travers le Cours Vauban - si Claudine n'avait pas rangé le poème tout au bout de la cour intérieure, derrière les conteneurs de verre et de matières plastiques non-putrescibles. C'est donc là qu'il proclame, dans un dernier paroxysme d'exaltation, les 143 syllabes appuyées par autant de points d'exclamation qui constituent son envoi et en même temps le pansement de la terrible blessure, béante, éternellement sanglante, infligée au jeune Igor Isbayev dans un guet-apens par les tartares.

Claudine depuis longtemps n'écoute plus. Le Restaurant n'a pas encore ouvert ses portes. Face à l'embarcadère l'espace est vide. Les tartares n'apparaissent plus. Avant sept heures ils seront, ainsi que le poème, complètement ensevelis par l'oubli et la nuit.
 

© Simon Werle, 2001

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