Lettres d'estuaires
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Portraits blayais - Isaïe (4/5)



début du texte
 
 

VII


Sur le parking face au port stationnent souvent des voitures, l'après-midi ou en début de soirée, que leurs conducteurs solitaires ne font pas mine de quitter. Ils restent au volant, immobiles, en attente pendant des heures, mais le but de cette attente est difficile à déterminer. Le bac vient de passer, les bus qui emmènent les nombreux élèves du lycée et des collèges sont arrivés et repartis, le guichet de la SNCF depuis longtemps est fermé. Si le bruit de la circulation cesse par moments, on entend le clapotis presque inaudible du grand fleuve, parfois de soudaines rafales de vent qui font frémir les platanes, et de temps en temps les pétarades effarantes des motocyclettes dont le vacarme est censé solidifier l'ombre fragile que jettent leurs jeunes conducteurs.

Dans leurs grandes coques d'acier, de verre et de tôle, affaissés sur leurs sièges, bercés par les rengaines syncopées des muezzins de la radio, les chauffeurs oisifs scrutent d'un air d'ennui somnolent la surface du parking, l'Ile Nouvelle dont l'approche du couchant rehausse devant eux les contours, et les cabines téléphoniques vides. Les parfums de rosacés et de pervenches, émanant des parterres du jardin public, se mêlent aux relents légèrement salés et terreux qui émanent de l'estuaire et à ceux du carburant que dégagent les voitures, ces animaux pendant longtemps hypnotisés qui bientôt vont s'éveiller.

Remuant la queue, hochant doucement la tête, d'une allure chaloupée tel un dromadaire de cirque, Isaïe s'avance, approchant son museau d'un pare-brise ; et dans sa perspicacité de clairvoyant son regard se met à déchiffrer cet être humain qui se trouve de l'autre côté du verre, derrière la roue immobile du volant, le torse parfois entouré d'une ceinture de sécurité. Et si l'envie l'en prend, par ses savoirs de métamorphose, il fait grossir la tête du conducteur ahuri jusqu'à ce que de ses oreilles dégoulinent, en deux filets limpides, toutes ses pensées, tous espoirs, et jusqu'à son agenda et son carnet d'adresses.

La personne ainsi agressée d'abord ne sent qu'un très vague remous qui brasse ses cheveux. Regardant Isaïe, qu'elle prend pour un animal de cirque, elle cherche en même temps la charrette qu'il est censé tirer et son cocher. Je fais de mon mieux pour me tenir caché entre deux platanes pour rester à l'abri de tout soupçon qui pourrait m'assigner ce rôle.

Isaïe cependant, imperturbable, continue son interrogatoire silencieux pour procéder aussitôt, s'il le juge nécessaire, s'étant encore approché de plus près de la voiture en question, à la décharge de ses urines âpres et blessantes à l'odorat, pour ensuite doucement reculer.

En règle générale, l'agressé sort tout de suite de sa voiture ainsi éclaboussée, en faisant claquer la porte violemment, braquant ses bras sur ses hanches, se raclant la gorge en préparation d'une tirade d'insultes effrénées. Mais un dixième de seconde durant lequel Isaïe fait apparaître sa forme courroucée suffit largement à couper court à cette velléité pour la remplacer par une terreur soudaine dont la personne consternée n'arrivera jamais à démêler la cause, vu l'extrême éphémérité de l'apparition.

"Isaïe ! Isaïe ! Isaïe !" Mon cri exaspéré témoigne assez que je ne souhaite pas que cette confrontation-là, face à la ville bruyante et encore fort animée, se prolonge. Et en fait Isaïe, me répondant par le claironnement d'un cri aigu trois fois réitéré, fait mine de s'éloigner du champ potentiel de bataille. D'un pas grave et dodelinant à la fois il s'éloigne du parking portuaire, mais non pas en direction de la rangée rectiligne des platanes au-dessous desquelles j'ai cherché de mon mieux à me tenir caché, mais décidément du côté de la citadelle. Il traverse la borne en béton de l'aire de bitume, traverse les rails de la voie du chemin de fer qui depuis longtemps ne circule plus, pour emprunter le pont de pierre qui mène vers la Porte Dauphine.

Me dérobant à la colère de l'automobiliste qui, malgré cet entracte d'inexplicable consternation, est loin d'être apaisée, je suis Isaïe, mais avec beaucoup de précaution et une certaine timidité. Le va et vient accéléré de sa queue m'indique qu'il désire mettre une distance très nette entre moi et lui, qu'il ne me conseille donc pas de le suivre.

Une agitation proche de l'exaltation est en train de s'emparer de tout son être que je ne lui ai jamais vue. Elle se traduit par de petits bonds en avant, des pas sautillants de danse accompagnés de braiments rythmés, par un air musical qui enveloppe jusqu'au poil sur ses oreilles.

Très discrètement, tel un agent secret, usant de ce minimum de complicité qu'il m'accorde, je continue à le suivre dans sa marche en amont qui traverse le pont, l'entrée de la citadelle par la Porte Dauphine, longe l'axe central et s'enfonce dans la rue du 144ème Régiment d'Infanterie. Sur un ton de désir et d'attente anxieuse, il pousse un dernier cri, peu mélodieux il est vrai. Et voilà que cet appel trouve un écho, une réponse qui monte de derrière la rangée basse des bâtiments qui bordent la petite rue. Bien avant moi, Isaïe vient d'apercevoir Marius qui pointe sa tête dans l'embrasure d'une fenêtre de cuisine. La tête disparaît, de l'intérieur un bruit de vaisselle tombant par terre annonce un départ précipité.

Dès que Marius paraît devant lui, une transformation des plus sidérantes se produit dans Isaïe : de truchement vénérable de choses invisibles sises dans une sphère bien au-delà du sommeil des humains, il redevient un petit âne bavard, enjôleur, friand de commérages entre bourricots. Les deux animaux se saluent d'un braiment enthousiaste, se frottant de la tête, du cou, des côtés, comme si depuis toujours ils étaient proches, liés l'un à l'autre par des attaches beaucoup plus profondes que celles créées par la seule appartenance à une même espèce. Les braiments de plaisir cessent peu à peu pour céder la place aux murmures, aux chuchotements intimes dont mes oreilles, trop éloignées, n'arrivent même pas à capter les sonorités les plus brutes et dénuées de sens intelligible.

Une fois les caresses et les épanchements de cœur finis, les deux confrères partent ensemble pour faire un tour des lieux, Marius servant de Cicérone au nouveau venu. Après avoir parcouru les grands axes, escaladé les points de panorama, fourré leurs têtes entre les barreaux des grilles qui barrent l'accès aux hypogées, Marius tient à approfondir l'exploration de ce site majestueux dont il semble connaître la vie intime et secrète. Muni d'une brindille de bois qu'il tient coincée entre ses grosses lèvres, il commence à flairer les pierres de taille qui composent un des murs de la forteresse face à l'estuaire. Ayant trouvé un emplacement bien précis il commence à gratter, par des secousses de tête bien appuyées, dans une fente au mortier bien effrité qui sépare deux pierres plutôt petites. Il gratte, devant le regard patient et quelque peu indulgent d'Isaïe, jusqu'au point de pouvoir disloquer une de ces pierres de taille qui, avec un bruit sec, vient s'écraser devant ses sabots. Marius la scrute très attentivement : mais non, aucun des petits sachets en matière plastique transparente qu'elle était censée tenir cachés sans risque de découverte n'est tombé avec elle. Il fourre donc sa langue dans le trou béant devant lui pour en sortir les sachets remplis d'une substance blanche, en poudre. Apparemment très sûr de son choix il déchire l'enveloppe de l'un d'eux pour enduire sa langue de la poudre très fine qui en sort. D'un généreux hochement de tête, il en offre à Isaïe.

Moi, espion accroupi derrière les deux animaux frères qui cherchent à fêter dignement leurs retrouvailles, j'observe leurs manigances d'un œil effaré, tombant de surprise en surprise. Néanmoins là, le cas échéant, ma conviction ferme qu'Isaïe est bien au-delà de tout usage de la drogue ne se voit pas ébranlée. Et à en juger par l'échange intense de chuchotements, d'admonitions et de protestations entre les deux animaux, il réussit apparemment à faire partager son point de vue à Marius, la preuve étant que celui-ci commence à cracher énergiquement les restes de poudre qui de sa première lampée avide lui sont restés dans la bouche. Puis, à deux, non sans efforts, ils replacent la pierre de taille dans son trou après y avoir remis soigneusement tous les sachets. Convaincu définitivement, à la suite de ces discussions, que son confrère en sait plus long que lui, Marius lui cède le rôle de guide que, en tant qu'habitant de la citadelle, il s'était présomptueusement arrogé.

Isaïe renifle l'air du soir à plusieurs reprises, décidé à suivre une piste bien précise qui semble le mener vers une zone de la citadelle où l'on ne met que très rarement le pied, ne serait-ce que du fait que, officiellement du moins, personne n'en possède la clé. Il s'agit de cette partie des casemates qui se situe directement au-dessous du petit vignoble tout au sud de l'enceinte des murailles. Non seulement Isaïe par un simple coup de sabot réussit à déverrouiller la grille qui en bloque l'entrée, mais, là aussi, comme dans la grotte troglodytique, à faire émaner une luminescence de son corps qui est assez forte pour éclairer le chemin. Un couloir étroit aux parois humides nous conduit vers une salle carrée à l'aspect de cachot, sans aucun soupirail et normalement engloutie dans l'obscurité la plus totale.

A la lumière ce cette lampe ambulante qu'est le corps de notre guide, les murs nous révèlent une série de signes noirs indéchiffrables et sur le sol un grand cercle formé par des restes de chandelles pourpres.

"Jacov, il n'est plus besoin que tu te caches. Je peux vous présenter."

Aussitôt j'ose quitter l'abri que je me suis jusqu'ici réservé dans les ténèbres et ose pénétrer dans cette bulle mobile de lumière qui entoure Isaïe pour tendre la main à Marius pour qu'il puisse y renifler tandis qu'Isaïe lui répète mon nom.

Toutes les réactions de son corps cependant trahissent qu'il a très peur. Des noms d'humains autre que John et Lola, ceux de ses maîtres, ne lui disent rien. La main que je lui tends et qui cherche à caresser son flanc nerveux et palpitant ne fait qu'augmenter la panique inexplicable qui depuis quelques instants s'est emparée de lui. Il veut à tout prix quitter ce lieu. Isaïe ne fait aucun effort ni pour le retenir ni pour le guider vers la sortie. Marius en effet a du mal à retrouver ce couloir que le noir derrière nous vient de réinvestir, mais la panique aidant, à force de tâtonnements il trouve son chemin pour disparaître au galop.

"Ce n'est pas toi qui lui fais peur. Ce sont les autres."

Puisqu'il ne semble pas enclin à s'expliquer davantage, je me permets le lui poser la question de qui il veut parler.

"Alex, Encarnaciòn, Ermingelda et leurs soi-disant disciples. C'est ici qu'ils font leurs messes noires."

"Et Marius, comment lui peut-il en être au courant ? Est-ce qu'il sait ce que c'est qu'une messe noire ?"

Isaïe me dit que cela n'est pas exclu. Peut-être en a-t-il une notion très floue à travers les vagues racontars des chatons qui l'entourent dans son préau-pâturage, ou par le gazouillis fébrile des pinsons et des moineaux qui hantent les parages, ou par les échanges plus graves et plus mystérieux entre des chats-huants et d'autres créatures de la nuit, car Marius parfois fait des insomnies.

Isaïe s'avance vers le milieu du cercle formé par les restes de cire pourpre et m'invite à monter sur son dos. Dès que j'y ai pris place, la lumière émanant de son corps semble baisser. En fait, elle baisse jusqu'à ce que nous voilà enveloppés à nouveau par le noir. Il fait froid. Ce n'est que maintenant que je suis sensible aux puanteurs nauséabondes que dégagent les murs. Au-dessus de ma tête des centaines de pieds de vigne poussent leurs racines dans un sol d'argile.

En fermant les yeux j'ai l'impression de voir devant moi, dans son attirail grotesque, Alex. De voir son visage blafard, mal rasé derrière son capuchon noir, de deviner sa bedaine qui sort de sa cagoule aussi bien que son sexe qu'il a du mal à cacher. Je le vois officiant là, se servant de tous les outils blasphématoires qui sont de rigueur pour l'occasion, mais sans aucun enthousiasme, peut-être bien malgré lui, soumis aux ordres d'un impitoyable maître absent dont il souhaite ardemment être délivré. Mais à quoi cela servirait qu'Isaïe vienne l'embrasser là, dans ce cachot, à minuit, dans le cercle de chandelles pourpres qui l'entourent ?

Puis j'entends une voix sonore d'âne qui me dit :

"Arrête de regarder à travers mes yeux !"

En effet, pendant un moment je ne vois plus rien. Pour être sûr de n'être pas dupe d'un de ces films d'épouvante dont il sait punir mes mouvements les plus secrets de révolte, j'ose lui poser une autre question, en chuchotant dans le noir :

"Pourquoi ces gens, pour célébrer leurs rites néfastes, choisissent-ils expressément ce lieu-ci, cette cave sous la vigne ? Pourquoi ne vont-ils pas dans un des nombreux autres souterrains de la citadelle qui pourtant s'y prêtent beaucoup mieux ?"

Et Isaïe de m'expliquer, en faisant peu à peu revenir la lumière, que la vigne est bien un symbole primordial du Sauveur qui dans le pressoir du martyre fait jaillir le suc de la grâce du raisin qu'est son corps. Lui, Alex, connaît bien ce tableau, dans la cathédrale de Chartres, qui montre le Christ dans le pressoir, vigne et vigneron à la fois.

Je lui dis que j'ai mal au cœur. Que je n'y tiens plus. Que tout cela, ce n'est pas vrai. Qu'il n'y a ni Alex ni messe noire. Et que je veux surtout rentrer chez moi.

Isaïe me fait doucement descendre de son dos. En silence nous rebroussons chemin. Une fois la grille franchie, il me dit : "Je t'avais conseillé de ne pas me suivre, ce soir."
 
 

VIII


Le temps s'est encore arrêté, et dans l'abîme qui s'est creusé entre les deux secondes, celle de l'avant et celle de l'après, Isaïe, curieux, fouineur, flaire le museau du taureau qui vient d'être abattu pour constater que l'animal, à l'encontre de tout ce que donnent à croire les banderilles du picador et la pose victorieuse du matador, n'est pas encore trépassé tout à fait.

Il y a l'applaudissement figé de la foule figée, un cliquetis sec, celui de deux pièces d'acier s'entrechoquant.

Isaïe, avec un reniflement quelque peu nerveux, promène sa langue ébréchée autour des gouttes de sang qui ont éclaboussé la nuque du taureau et autour du flot continu qui ruisselle de ses narines. Il y goûte d'une façon méticuleuse et savante, comme pour une dégustation de vin. Ses sabots écrivent sur le sol, en marquant un rythme saccadé, des symboles, des chiffres, bases d'un calcul mystérieux qui, passant par les antennes que sont ses oreilles, englobe au ciel les étoiles de quelques constellations.

D'ailleurs sa peau d'âne dès le premier instant de son apparition fantomatique s'est faite électrique et, chaque fois qu'elle frôle celle de la bête agonisante, produit une sorte de court-circuit qui fait que ce taureau isolé, solitaire, livré à la merci des humains qui justement n'en connaissent pas, se trouve entouré par des centaines et centaines de taureaux, par un vaste troupeau dont le déferlement menace d'inonder totalement l'espace de cette fraction de seconde non prévu qu'Isaïe a su incorporer dans le tissu incandescent et malléable du temps. Oui, ce troupeau menace de le submerger lui-même, pauvre bourriquet, dans la houle de ces corps sur-musclés qui en fait vont l'engloutir mais seulement pour le faire tout de suite ressurgir, revigoré.

A la suite d'un nouveau tour de ce jeu de disparition-apparition je le vois et l'entends, Isaïe, qui prononce à son public taurin d'ailleurs assez indifférent, un de ses fameux discours surprise ; cette fois-ci c'est sur la beauté du jardin Takenouchi-Cho avec ses îles en forme de tortues et de grues dans la mer des cailloux. Isaïe d'une façon très savante en compare la splendeur au charme plus discret de Chishaku-in avec son pont courbe et ses cèdres taillés et son eau bien réelle qu'il fait boire maintenant à tout ce troupeau aux têtes dorénavant innombrables, apte à peupler une savane africaine.

Entre-temps toute cette assistance humaine d'un après-midi de corrida, ces hommes, femmes et adolescents qui font du bruit et qui boivent et qui mangent, soudain et sans le savoir, se trouvent être à la merci d'une armée de taureaux qui, une fois qu'elle a bu l'eau désaltérante de Chishaku-in, pourrait réduire en bouillie de sang et d'os broyés cette assemblée de vivants qui sont allés trop loin dans leur ivresse jusqu'à, toujours à leur insu, percer le temps pour se trouver en face de cette autre corrida, infime et gigantesque, imperceptible et par trop voyante que dirige un calcul mystérieux qui relie des étoiles à des chiffres inscrits dans du sable.

Isaïe agit comme s'il connaissait chaque animal par son nom. Il les fait boire, lui, un mirage, eux, d'autres mirages émanant d'un souffle de temps immobile, tout en continuant sa longue et onéreuse dissertation sur le Tenryu-ji, toujours à Kyoto, comparé au jardin extrêmement abstrait et dépouillé de la résidence Katsura à Tsukahara.

Les taureaux qui ont déjà bu commencent à éprouver de l'ennui face à ses propos qui n'en finissent pas. Certains, de moins en moins respectueux, prennent un air menaçant, poussant Isaïe de leurs cornes. Ne donnant pas le moindre signe d'une quelconque perturbation, Isaïe leur explique les splendeurs du Ginkaku-Ji avec la salle de thé la plus ancienne du Ri-ben, Pays du Soleil Levant.

Mais cette armée animale immense, déferlante comme une marée, n'admet plus de bride, ni celle de vaines paroles ni celle de la présence physique d'un âne prêcheur qui s'arroge le droit des dissertations infinies et mal ciblées. Elle se met en marche pour tout d'abord piétiner le taureau qui est toujours là, dans le pli vertigineux du temps arrêté, toujours agonisant, en deçà, au-delà du seuil de la mort qu'il n'arrive pas à franchir définitivement, comme s'il était paralysé par la crainte d'un enfer de taureaux qui, une fois la borne franchie, pourrait l'accueillir.

Maintenant, je ne vois que trop clairement que tout d'un coup Isaïe a peur. De grosses gouttes de sueur ruissellent le long de son museau, humectant ses narines, et sa langue n'arrive pas à les gober au passage. Les taureaux devant lui vont soit le chasser soit le massacrer, lui qui continue à évoquer les splendeurs de Byodo-yin aux approches du crépuscule, en automne, et le repos serein qui entoure l'île centrale du Hojo-ji. Mais sa voix va se perdant, il a du mal à respirer, lui, ce bourriquet rêveur, peureux, au pauvre cœur qui bat si vite, lui seul confondu dans la cohue de ces animaux si guerriers, tellement plus forts que lui et prêts à se venger de lui d'un méfait qu'une autre espèce que la sienne a commis sur un de leurs congénères.

Il me semble, mais est-ce vrai, qu'Isaïe ferme les yeux. Est-ce vrai qu'il est en train de compter les secondes qui le séparent encore de la fusion de ces deux temps, celui mobile et effervescent qui héberge la succession des instants et celui qui maintenant s'est figé, arrêté, tournant seulement sur lui-même ? Après avoir hésité, Isaïe retrouve son courage. C'est lui-même et lui-même uniquement qui à l'intérieur de ce temps en vertige établit le court-circuit qui enfante tous les mirages, dont ces taureaux en train de le menacer.

J'ai oublié d'ajouter que là, Isaïe est très très petit, que cette armée sauvage de taureaux également est très très petite. Que moi-même, bœuf ahuri et valétudinaire, au poil grisonnant et au sexe rabougri, je me trouve pris dans ce mouvement de rapetissement irrésistible, ballotté sur cette corne de taureau qu'est le temps, ne sachant où donner de la tête pour enfin retrouver ces jardins japonais dont Isaïe vient de nous esquisser l'image salvatrice, radieuse et d'une sérénité indépassable.
 


 
© Simon Werle, 2001

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