Lettres d'estuaires
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Portraits blayais - Isaïe (5/5)


début du texte
 
 

IX


- Regarde, regarde de près. Telle est l'injonction que me fait Isaïe, vers la fin de cet après-midi passé au bord de l'estuaire.

Or, pour regarder cet objet de près, il faut le ramasser.

Il s'agit d'un pied de vigne complètement délavé.

Le va et vient des vagues, les marées, les courants l'ont ballotté, râpé, salé ; ils l'ont dénué de son écorce, ont sclérosé ses vaisseaux conducteurs et ses trachées pour le réduire à l'état de squelette végétal, d'ossement glabre privé de sépulture. Car même la Gironde qui pourtant ne rend pas les corps qu'elle a une fois engloutis l'a recraché sur la rive comme épave, détritus qui ne peut plus se réclamer d'aucun destin ni d'aucune fin à atteindre.

Regarde, me dit donc Isaïe, regarde de près.

Obéissant, je scrute cette dépouille végétale qui, de son vivant, en tant que cep sans doute aurait souhaité mieux que d'être tendu entre deux fils de fer, d'être taillé et retaillé, d'avoir à se séparer de ses feuilles aux moments de l'année où il en avait le plus besoin, de se voir contraint de toujours se recroqueviller et s'aplatir telle la cloison d'une chambre qui manquerait à jamais de plafond. De déverser tout son élan dans deux seules branches symétriques qui, de façon inéluctable, se voient coupées après le quatrième bouton pour ensuite pousser des rejetons vers le ciel. Le condamnant ainsi à une abdication totale de sa nature primordiale de liane qui veut pouvoir se lancer dans toutes les directions sans aucune entrave, s'accrochant aux arbres les plus grandiloquents qui dans l'escalade vertigineuse de leurs cimes vers le ciel et les marées du vent n'ont plus qu'un vague souvenir du sol dont pourtant leurs propres racines se nourrissent. Entre les branches de séquoias et de sycomores, cette liane aurait voulu tendre des cordes de saltimbanque et des passerelles sur le vide, mais elle a dû mourir dans ce cep pour enfanter des raisins sur mesure.

Dans l'adversité, ce fragment de bois mort a commencé à se forger un corps. Sa partie supérieure, sphéroïde anfractueux, est en train de se transformer en tête ou plutôt en protubérance céphalique. Du dédale blafard et tourmenté des fibres en vrille, des sinuosités creuses, des cannelures zigzaguées, des cavernes et entonnoirs qui s'entrepénètrent, est en train de surgir un masque terrifiant dont les traits subissent une macération continue. Sourcils hérissés, orbites vides, bouches béantes et tordues, lèvres trouées s'y livrent des batailles pour l'accès à la surface de l'univoque et du stable, tandis que cette surface elle-même est déjà en train de se transformer en pied, en main, en corps, en sexe, en voile, en animal indéfini.

A la fin, ce bâton presque aussi léger qu'un bouchon est devenu heurtoir anodin pour frapper à des portes invisibles ; celles des roches calcaires qui s'effritent sous la dent des marées. Celles de la mousse qui couvre la berge en pierre de taille de l'embarcadère. Celles des micelles jaunâtres en bas des murs de la citadelle face à l'estuaire.

- Il n'y a pas de porte, me dit Isaïe, il ne faut pas frapper. Il ne faut pas se servir de baguette magique.

Je lui demande une explication plus précise.

- Regarde tes pieds. Non, pas comme cela. Tu ne fais que regarder tes chaussures.

Oui, ces chaussures-là trahissent toute ma peur d'avancer dans le limon et la boue des abords du port. Je les enlève.

Isaïe fait oui de la tête.

J'ai peur de salir mon pantalon. Je l'enlève. Isaïe fait encore oui de la tête.

- Laisse-toi guider.

J'ai froid. Le pied de vigne ne m'indique aucune direction. Par contre il me donne l'envie d'avancer tout simplement vers le fleuve et, avant de l'atteindre, de m'enfoncer doucement dans la vase au point d'avoir à l'avaler et d'y sombrer complètement, jusqu'à ce qu'elle coule le long mon gosier.

J'enlève le reste de mes vêtements.

Mais là, ce fragment de bois mort que serre ma main me fait comprendre que la vase recule. De son côté, elle a peur, la peur, de plus en plus sensible, de se salir au contact d'un larynx humain, de la vibration affolée de mes cordes vocales et du monde souterrain, infect et gazeux de mes poumons. Elle a surtout peur de se perdre dans le dédale de toutes ses alvéoles se ramifiant à l'infini.

Malgré ma marche en avant, la distance entre moi et l'estuaire ne fait que grandir.

Le pied de vigne mort se retourne contre moi pour frapper contre ma poitrine.

Lui faisant écho, il y a des voix qui se réveillent dans mon thorax. Ce sont, à l'intérieur de mon cœur, les voix de mes pieds. Et ce n'est pas une plainte, c'est un simple constat qu'elles énoncent.

Mes pieds ont failli mourir dans ces chaussures-là.

Puis les voix de mon thorax se taisent. J'ai l'impression que le limon qui protège les abords du fleuve aurait moins de mal maintenant à descendre mon gosier, si jamais l'envie me reprend de m'y enfoncer.

Isaïe s'approche pour m'enlever de ses dents le pied de vigne comme si c'était un instrument précieux qu'il faut passer à d'autres disciples après moi. Pendant un moment, tandis que je commence à me rhabiller, je suis traversé par un mouvement de jalousie.



X


Isaïe veut bien me montrer comment faire pour parler avec les arbres, mais pour y parvenir, m'explique-t-il, il faut d'abord faire respirer la pensée.

Le mieux, dit-il, c'est de se rendre au bord de l'eau et d'attendre l'heure du couchant. Cette lumière-là, toujours selon lui, rend plus facilement discernables, à l'intérieur de la pensée, les simples clous qui lui servent de garde-robe et de squelette tout à la fois.

L'espace de la pensée, selon lui, est une sorte de grenier qui ne se trouve ni au-dedans ni au dehors de la tête. Le premier clou qu'il m'y montre, là au mur, tout au fond, à gauche, sert avant tout à suspendre les pensées sages, orthodoxes et, somme toute, linéaires.

Le deuxième clou, à gauche également, est destiné à accueillir les pensées contradictoires, les pensées en vrille et toutes celles qui se terminent par un Y.

Le troisième, toujours à gauche, mais qui refuse de tenir au mur dont le crépi laisse déjà percer des gerçures, est censé racoler les pensées désarçonnées, randonneuses, refusant les responsabilités d'adulte et en outre toutes les pensées qui virevoltent sur elles-mêmes. Malheureusement, ce clou-là n'arrête pas de tomber du mur, entraînant dans sa chute, pêle-mêle, toute cette peuplade de pensées dont l'objet précisément était d'emblée la rumination, l'errance ainsi que toute sorte de revirement inopiné - et les voilà, étalées pêle-mêle sur le plancher de l'entendement et de la faculté de raisonner, en train de se transformer en vecteurs de plainte, de hargne et de revendication selon laquelle, après tout, un rayon du soleil de la logique leur est dû.

Les pensées bleu azur par contre, suspendues elles aux clous du plafond, ne manquent pas de leur indiquer de continuer, même tombées par terre, de virevolter et de cesser de se plaindre.

Le deuxième rang de clous sert de point d'attache pour les pensées qui tournent autour des primevères, des myosotis et du cadeau à offrir à Catherine pour son anniversaire. Mais les clous pour attacher les pensées beaucoup plus sérieuses qui pensent justement les clous, le mur, le grenier ne sont pas exclus de ce rang-là.

Pour les pensées molles, rondes, verdâtres, il y des cordes à linge. Pour chaque pensée qui finit par Amen, il y un crampon rose. Et pour chaque pensée qui va au-delà de la naissance, il y a un clou de sel pour les hommes, de sucre pour les femmes qu'on peut faire fondre dans la bouche.

"Une fois ce clou fondu", me dit Isaïe, "tourne-toi vers l'Ouest. Si tu veux, tu peux garder les yeux fermés. Tu vas sentir les pensées du soleil s'enfoncer comme des clous dans ton crâne. Dis Amen. Fais-toi mur. Permets aux pensées qui ont pour objet les clous de se transformer en des clous véritables. Suppose que pour penser sa propre naissance il n'aura manqué au soleil qu'un mur et dans ce mur un clou pour y attacher cette pensée jusque là impensable même pour lui qui est celle de sa propre naissance. Permets que ce léger arrière goût de sel ou de sucre se répande dans ta bouche. Permets-toi d'accéder, par la porte de ce goût et de ces clous dans les clous, à cette chose inouïe et jamais soupçonnée : un soleil derrière le soleil, en train de se lever, là, dans le couchant, à travers le couchant - le soleil au-delà de toute pensée qui puisse s'accrocher à des clous sur les murs d'un bâtiment construit sur cette terre, qui, elle, ne serait qu'une pensée, une seule, de ce soleil-là. De cette façon, tu peux faire respirer ta pensée, tu peux l'emmener en plein air, la faire sortir du grenier, et là, tu pourras parler avec le saule ou le sapin.

Pour lui parler il faut d'abord le voir. Pour le voir vraiment, il faut d'abord te défaire des dents qu'il y a dans tes yeux. Puis écoute avec ton dos en écartant un peu tes ailes. Si de tes paupières alors poussent tout-à-coup des branches et de ces branches à leur tour poussent des feuilles et de ces feuilles poussent des pupilles, regarde de cette nouvelle façon, sans mâchoire ni gencive. Les racines de l'arbre alors seront comme un clocher renversé dont la cloche est peut-être ton nombril. Si par contre Björn, le gnome scandinave à la barbe rouge paraît dans le sol transparent, ne sois pas effrayé s'il t'adresse la parole en suédois. Ne sois pas étonné non plus, si jamais il y a contact, que les arbres soient tellement rapides sur les autoroutes de la lumière. Ce ne sont pas vraiment des autoroutes, et la lumière est celle d'avant la naissance que maintenant tu reconnais déjà un peu. Ne pleure pas pour avoir quitté le ciel du probable. Une fois les larmes parties, tu pourras tout de suite remettre les dents dans tes yeux. Il y aura peut-être un débat dans tes souliers - qui n'en finit jamais - sur ce que c'est que marcher, dû au fait que les semelles, toute leur vie durant, gardent les paupières closes par peur de blesser leur rétine. Pour une fois il faudra aller pieds nus. Et jamais de la vie, cela ne marchera de cette façon, parce que de toute façon cela marche toujours. 

© Simon Werle, 2001

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