Lettres d'estuaires
Vous êtes ici : Accueil > L'estuaire des artistes > Lettres d'estuaires - Textes en ligne > Portraits blayais - Isaïe 3

Portraits blayais - Isaïe (3/5)



début du texte
 
 

V


Certains matins, n'ayant pas le courage d'affronter la solitude de mon atelier, je quitte la maison uniquement pour me diriger vers le kiosque du marchand de journaux et, muni de l'objet de mon choix, je retourne aussitôt chez moi. Ouvrant doucement la porte de mon appartement je surprends Isaïe qui se roule sur le tapis au centre de la chambre. Geignant, suant, tremblant, son corps se tord dans tous les sens, ses jambes imitent une course effrénée, tous ses poils sont dressés, et pendant un instant, je suis traversé par la peur d'avoir pénétré, d'une façon indue, dans un des secrets de sa vie intime. Mais le braiment qui sort de sa bouche s'avère être celui de la plainte, un hurlement douloureux qui traverse les murs, le plafond, le plancher, les poutres et les pierres. Ses yeux, plus voilés ni protégés par les paupières, sont en train de s'agrandir jusqu'à la taille de soucoupes pour très grandes tasses à thé.

Enfin, au dernier moment, juste avant que tous les voisins n'accourent, cette plainte déchirante, hurlée du fond des entrailles, se tait tout-à-coup. Et moi qui avais commencé à bercer sa tête, à lui caresser son dos et son ventre palpitant, à chuchoter des imprécations désespérées dans ses oreilles, le suppliant de modérer sa voix pour ne pas nous attirer d'ennuis, je coupe court à toutes ces conjurations pour regarder son corps transi se démener en silence.

En sifflant, telle la vapeur qui sort d'une chaudière en ébullition, le halètement de sa respiration traverse ses naseaux, à un rythme de plus en plus rapide, saccadé, spasmodique. Je comprends que ma main sur sa nuque le gêne, que je devrais avant tout détourner mon regard de ses yeux glauques, embués, qui se sont tellement agrandis pour pouvoir donner passage à des courants torrentiels de larmes qui envahissent maintenant la chambre.

Attiré par une signalétique qui m'échappe, Maïté, le serpent qui se cache dans les broussailles au pied de la citadelle, s'est glissé sous la porte de notre chambre, en fait le tour en évitant l'ombre du lit pour se poser, le corps enroulé en cercle, devant la cheminée. La tête légèrement dressée, comme perché sur un escalier invisible fait d'air et de tension interne, il va assister à ce spectacle troublant d'un bourricot au supplice. Immobilisé, à genoux, m'agrippant à une chaise renversée qui me sert d'abri, je veux quand même le saluer, mais il me fait signe de ne pas bouger, ambassadeur d'un règne animal soucieux de préserver les règles classiques de la diplomatie. D'un œil sévère, il scrute le travail d'Isaïe pendant un certain temps, l'accompagnant parfois d'une danse sobre et rythmée et d'un très léger sifflement.

Mais Isidore, qui a traversé la fenêtre entr'ouverte et s'est posé sur le dossier de l'autre chaise, restée debout, qu'apporte-t-il d'autre sinon le tremblotement éperdu de ses ailes repliées sur elles-mêmes et le frémissement lancinant de ses antennes ? Un cri inaudible, perçu seulement par lui, le papillon, le convoque sur le crâne du serpent ambassadeur, dont la bouche, dès qu'Isidore y a pris place, dégage une goutte de liquide doré. Perché là, il ne regarde pas, il n'entend pas, il ne fait que trembloter. Cependant Isaïe qui ne semble pas se soucier de la présence de ces deux spectateurs supplémentaires poursuit son travail.

Profitant du fait que les gémissements d'Isaïe, loin d'être devenus inaudibles, ont toutefois beaucoup baissé d'intensité, le sentant en outre bien entouré par la complicité de ces deux gardiens fidèles, me voici tout à fait prêt à retourner à mon train-train quotidien. Je redresse donc la chaise renversée, prépare mon café, puis, en m'attablant, déplie le journal que je veux parcourir, laissant à Isaïe tout le loisir de se démener comme bon lui semble.

Me voyant engagé dans la lecture de l'éditorial, Maïté, invitant d'une légère secousse de ses gencives Isidore à partir, s'approche de la table et en entoure un des pieds pour y grimper lentement. Il glisse sa tête entre ma main qui tient la page et la tasse dont la forte chaleur semble l'attirer. Mais, lorsque sa bouche pourvue de deux dents très pointues s'ouvre toute grande dans la vapeur que le liquide noir continue à dégager, ce n'est point pour y boire, mais pour y déposer une autre goutte de ce liquide doré qui se révèle d'un goût très sucré. Se moulant à mon bras gauche qui lui sert de soutien, il continue à grimper, se glissant par des méandres doux et rassurants jusqu'à ma tête qu'il encercle, au niveau du front et de l'occiput, avec les plis souples et musclés de son corps. Au bout de quelques minutes, me voici coiffé d'un chapeau vivant au bord très mince et avec un grand trou circulaire au milieu. Cependant, les yeux de ce chapeau-serpent se placent exactement au milieu de mon front, apparemment pour partager ma lecture du journal.

Du fait que Maïté ne manifeste aucun signe de dépit quand je tourne les pages, j'en conclue que nos rythmes de lecture s'accordent assez bien. Toutefois, quand je suis arrivé à la rubrique météo, un très léger ronflement m'indique que mon co-lecteur s'est assoupi. Et en tournant mon regard vers Isaïe, ma perception soudain élargie me fait comprendre qu'à travers tout son manège hystérique - qui d'ailleurs continue de plus belle - ce n'est pas la souffrance individuelle d'un quelconque bourricot fustigé qui se fraie un passage, mais que lui, Isaïe, de son propre gré s'est transformé en capteur d'ondes émises par des plaies bien plus universelles. Qu'il est en train de traduire l'effet de maux qui viennent de loin, par exemple des multiples outrages subis par la terre ; des affres d'une montagne écorchée par des carrières, perforée par des mines et des tunnels, dynamitée pour donner libre passage à des axes de circulation, à des autoroutes et des pipelines.

Voilà que derrière sa peau devenue transparente se dévoilent des déchetteries, des abattoirs, des nappes de pétrole couvrant les plages au point d'étouffer les marées. Des cancers, des abcès, des lèpres traversent son corps à une vitesse d'éclair ; des liquides en giclent de partout comme autant de petites sources de montagne. Parfois j'entends, à travers leur ruissellement, la chanson toujours sereine de son sang, ce sang qui pendant des fractions de seconde a recouvert le sol pour tout de suite s'évaporer. En rafales, les maladies persistent à le traverser, fléaux du corps, de l'esprit et de ce qui est au-delà de l'esprit.

Alors tout doucement, pour ne pas réveiller Maïté, je me lève de ma chaise, m'approche d'Isaïe pour couronner sa pauvre tête d'âne avec les spirales du corps immobile de ce serpent qui a abrité la mienne durant cette période critique qu'est toute lecture de journal. Contre toute attente les angoisses dont témoigne Isaïe atteignent de nouveaux paroxysmes - comme si la présence de Maïté sur sa tête avait encore aiguisé ses capacités extrasensorielles. Je détourne les yeux pour lui donner tout loisir de continuer à traduire les douleurs de la terre, celles causées par les hommes et celles qui de loin nous dépassent et dont les serpents savent plus long que nous ; celle par exemple qui réside dans ses entrailles bouillantes, incandescentes, presque solaires et qui relève de sa rébellion contre son destin de globe errant en spirale à travers la nuit d'une quelconque galaxie anodine. Mais voilà que Maïté peu à peu donne des signes de réveil ; aussitôt les muscles crispés de sa monture se relâchent, le museau d'Isaïe arrête d'écumer, ses membres de tressaillir. Je me rends compte enfin que pendant toute cette crise de convulsions et d'angoisse Isaïe n'a fait que lire son journal à lui, ne s'empêchant pas d'en mimer les nouvelles pour lui importantes. Lui évitant toute obligation de s'expliquer, je me contente simplement d'apporter un seau, des éponges et un chiffon pour nettoyer le plancher.

C'est cette sorte de complicité qui, pendant nos lectures de journal respectives, va s'installer entre nous : lui, Isaïe, se démenant comme un forcené pour capter et traduire les maux de la terre, transformant ses yeux en soucoupes dont jaillissent deux jets de fontaines d'eau salée, et moi passant la serpillière autour de lui pour sinon empêcher, au moins limiter les dégâts. Puis, quand il a fini de geindre, de pleurnicher et de vomir, Isaïe a faim. Nous descendons dans la rue et, comme si de rien n'était, prenons place à la terrasse du Brazza pour commander notre petit déjeuner : un demi pour moi et deux kilos de carottes pour lui.
 
 

VI


Je redoute de plus en plus certains enseignements d'Isaïe ; surtout depuis hier, quand il m'a convoqué dans mon atelier où sur ma table de travail je trouvai au lieu de mes carnets d'esquisses deux sacs bien remplis, l'un de cailloux, l'autre de sable entremêlé de racines et de vase lisse. M'ayant enjoint de vider le contenu du premier sur le sol, il me pose la question : "Combien de cailloux, Jacov, crois-tu, pourront tenir dans ta bouche ?"

"De quelle taille ?", je demande le plus ingénument possible.

"De taille moyenne", il répond, "entre 16 et 35 grammes la pièce. De la taille de ceux qui se trouvent là, devant toi, sur le sol."

"Mais ils ne sont pas propres, ils vont me salir la bouche, ils pourront me casser les dents, et puis si j'en avale un, cela ne se digère pas."

Mais, méprisant de ma pauvre tentative de m'en sortir à si bon compte, il reste implacable, tout en mêlant l'humour à sa sévérité : "Tu n'en avaleras pas. Et hop ! Le premier pour Maschenka. Le deuxième pour Serghei. Vas-y, Jacov ! C'est moi, Isaïe, qui te le dis."

Ah, ce qu'ils sont gros et durs et froids dans la bouche qui semble déjà remplie au maximum par les trois premières pierres. Mais Isaïe m'incite implacablement à dépasser les limites qui me sont imposées par ma capacité buccale, par l'impulsion de plus en plus impérieuse de vomir et même par des troubles respiratoires. Malgré tout cela, me voilà à cinq, à sept, à neuf cailloux, bien sûr en les choisissant de plus en plus petits pour pouvoir continuer, avec des joues dilatées comme celles d'un hamster, ayant même commencé à mâchonner, mais d'une façon quasiment imperceptible, puisque dans cette bouche lourdement, douloureusement surchargée la marge de manœuvre des dents se trouve réduite à zéro, avec une langue qui ressemble à une vielle peau de serpent écrasé sous une montagne. J'ai mal au palais, mal aux dents, même la gouttière œsophage me fait mal sans que pourtant j'aie avalé quoique ce soit.

Depuis longtemps Isaïe a arrêté de dire "Un pour Jewgenij, un pour Fjodor, un pour Natacha", énumérant des noms de proches parents vivants et même défunts. Ce sont seuls ses yeux glauques et myopes qui m'enjoignent de continuer. Mais voilà la fin, cette fois-ci le caillou dans ma main crispée refuse de passer le seuil de mes lèvres ne serait-ce que d'un seul millimètre. La sueur perle de mon front, mon regard ahuri doit trahir mon angoisse, je me souviens de la femme qui hier, à midi, sur l'avenue du 144. Régiment d'Infanterie a hurlé "J'en ai marre enfin de cette merde !" et voudrais bien imiter son exemple.

Mais là, exactement au moment où ma tête entière fait mine d'exploser, il me faut reconnaître que Isaïe a calculé juste. Le plein est fait, et du sommet de mon crâne se dégage, d'abord sous forme de vapeur blanchâtre, la larve de ce garçon âgé de neuf ans, blême, hagard, maussade qui, choisissant la vie des cavernes, a refusé le contact des surfaces, du visible et du social, a refusé absolument de mûrir pour se replier sur cette existence atemporelle et larvaire. Isaïe, brayant de contentement, me fait le signe tant désiré m'accordant la permission de me libérer de ce bâillon de pierres qui me fait tant souffrir. Résistant à l'envie de cracher toute la charge à la fois, ce qui risque de me faire très mal, je me plie à la nécessité d'adopter une méthode d'extraction patiente et méticuleuse. Et plus j'évacue de cailloux de ma bouche, plus cette larve au-dessus de ma tête prend forme en chair et en os, revêt les traits d'un corps humain, poussant des bras et des jambes qui se posent devant moi sur le sol. Mais le regard qui naît dans ces yeux gris bleu entourés d'une tignasse de boucles blondes se tourne tout de suite vers Isaïe, qui semble parfaitement bien le connaître, ce garçon qui pourtant n'aimait pas les animaux, ni les bourricots, ni les chats, ni les vaches, et, pardessus le marché, pendant une longue période, ni les patates, ni le bifteck.

Enfin le voilà bien palpable et incarné, ce gamin sournois et même railleur au fond de son anorexie, qui, sous les directives muettes d'Isaïe, passe sa main dans le deuxième sac pour en sortir des poignées de sable entremêlé de racines et de vase lisse dont il se met sur-le-champ, à ma grande surprise, à remplir sa propre bouche et qu'il n'hésite pas à avaler, probablement en proie à l'illusion qu'il lui serait licite de se nourrir directement de la terre.

Moi, Jacov, il ne me regarde même pas, il ne me témoigne pas le moindre signe d'intérêt, ce garçon que pourtant j'ai été, hanté par la peur des chiens, n'arrivant pas à faire des ricochets sur l'eau avec des cailloux, rêvant d'une nourriture qui passerait par les yeux uniquement et apte à être digérée par cet intestin de la tête qu'est le cerveau. D'ailleurs comment lui, créature du passé, pourrait-il reconnaître son propre moi futur ? Tandis que moi je me souviens : seuls les lézards et les serpents il les aimait et probablement les aime toujours.

La nourriture insolite qu'il continue à ingérer tranquillement, un peu comme un remède amer mais qui s'est avéré efficace, semble produire un effet instantané : celui de rendre son corps de plus en plus transparent. Et ce qui s'y dessine de plus en plus nettement, beaucoup plus nettement que tout organe ou que tout ossement, ce sont, entourés d'une lueur rouge très intense, tous les œufs de crocodile qui se trouvent cachés dans les interstices qui séparent ses vertèbres. Le petit garçon arrête de manger et s'immobilise, les yeux fermés. La transparence de son corps a atteint son degré maximum ainsi que cette lueur rouge que dégagent certaines parties de son dos. Obéissant au signe que me fait Isaïe, je glisse ma main entre ses vertèbres pour l'un après l'autre en extraire tous les œufs de crocodile et les déposer dans le premier sac sur la table, celui qui contient les cailloux qui sont toujours tout mouillés par ma salive. Cette salive sèche très vite au contact des œufs dont émane une forte chaleur.

Lorsque le dernier objet rutilant a quitté le corps du garçon qu'a été Jacov Vréméni, ce corps commence à doucement s'évaporer, s'éthériser pour, par la cime de ma tête, se résorber dans moi, le Jacov Vréméni d'à présent. Le hochement de tête de Isaïe, accompagné d'un très rythmé remuement de sa queue touffue, me donne clairement le signal que l'enseignement, pour cette fois, vient de se terminer.
 

SUITE >>>

 
© Simon Werle, 2001

Sommaire "Portraits blayais"

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde