Les canards s'en lavent les pattes

En canot sur la Gironde :
 
Croisière 2010 à bord du canot Plénitude

par Jean-Bernard Forie


Mercredi 7 juillet

Étale de marée haute vers trois heures trente. Départ deux heures plus tard, à l’aube. J’ai décidé de partir aux aurores car les horaires de marée y incitent, certes, mais aussi pour naviguer le matin, où, par beau temps l’été, la brise est faible, ce qui évite de batailler comme la veille contre la brise thermique.

En quelques coups d’aviron, me voilà au bord du chenal de navigation. J’établis la voile. Le ciel rosit au-dessus de la rive saintongeaise. Eau plate, très bleue, avec de petites écailles. Des écharpes de brume, des vapeurs évanescentes traînent sur l’eau. Nous passons au travers comme dans un songe romantique. De terre parviennent des odeurs de feux de bois et de terre mouillée. Aboiement de chiens, chant d’un coq, clapotis dans le sillage au fur et à mesure que le vent se lève. Force un Beaufort, à peine, et c’est parfait. Le soleil apparaît, il chauffe déjà. La fin du jusant coïncide avec mon arrivée devant le port de Saint-Christoly, où je fais escale. Dès le retour d'eau, j’entre, comme la veille à La Maréchale, en glissant laborieusement sur un lit de crème de vase, dans un port presque à sec.

Marée basse à Saint-Christoly Marée basse à Saint-Christoly
Bouteille à la mer

Accostage à couple d’un gros bateau de pêche en bois qui me surplombe de sa masse. C’est un rêve d’impressionniste que de détailler cette sorte de monument maritime obsolète et puissant. Tout m’émeut sur celui-ci : les échantillonnages massifs, la rouille, les odeurs de gasoil et de cambouis qui montent de la cale moteur, les couleurs vives, les apparaux de pêche qui encombrent le pont : filets, palangres, casiers, avec leurs grosses caisses treillissées en plastique, leurs cordages défraîchis par l’exposition prolongée au soleil, et leurs câbles d’acier galvanisés rougis par le temps… Mes yeux s’imprègnent de toutes ces images, ainsi que des taches de couleur des diverses couches de peinture qui tombent par plaques des bordages. Ces vieux outils de travail sont une proie de choix pour les « plans de sortie de flotte » et autres injonctions administratives. Comme tant d’autres, celui-ci est voué à terme à une triste destruction, à coups de pelle mécanique.

Une fois le canot convenablement amarré, j’explore le village en remontant sa rue principale. Cap sur l’église, que j’atteins en tirant des bords entre les vitrines des quelques commerces qui sont autant de marques de parcours : le café-épicerie, l’agence immobilière et l’antiquaire…

Ensuite, comme j’ai du temps, j’entreprends une longue marche sur l’estran. C’est là, devant le restaurant « La maison du douanier », qu’une bouteille échouée sur le rivage attire mon attention : il y a un manuscrit à l’intérieur ! Un peu d’eau s’est infiltrée dedans, et le papier semble très dégradé. Pour le lire, pas d’autre choix que de casser la bouteille. Une fois récupéré la pâte à papier qui en sort, je l’étale avec précaution au soleil. Il ne reste plus qu’à laisser sécher tout cela avant de pouvoir le manipuler. Il semble qu’il y avait aussi une photo, mais son encre a été complètement délavée. Je transcris ici ce que j’ai pu déchiffrer :

Papier 1

Dimanche 25 avril 2010 (avec 2 petits coeurs rouges dessinés à côté)
Entre jeux (sic) nous nous promenons…
Le long de la Garonne, au Bec d’Ambès,
Avec mon amoureux nous avons voulu écrire quelques mots dans une bouteille…
Folle amoureuse…
Suis sûre et…
L’homme de m…

Papier 2 (même écriture, sur un petit débris de papier)

Je me… du 14 septembre 2009… et je l’aimerai… Sandra

Papier 3, avec une écriture différente

… dire tout l’amour que je ressens pour elles (sic !)…
… manque, si belle, jamais je…

Je suis prit (re-sic !) d’un amour fou…
Pour une jeune demoiselle nommée S.
Elle à 19 ans, j’en ai 20. C’est un peu comme notre premier amour, en plus puissant. J’ai tout vécu, tout appris et tout connu avec elle. C’est ma petite étoile dans le ciel.
Je lui ai fait plein de promesses, comme celle de passer…

Il y a aussi deux noms et deux adresses, mais j’ai constaté plus tard que tout cela ne correspondait à rien dans l’annuaire…

Alors : canular ou reliques d’une passion juvénile ?

L’heure de l’étale approche. Mon gros voisin, le bateau de pêche est parti avant moi, m’obligeant à changer de ponton. Voici qu’un bateau à passagers entre dans le port. La Bohème III, une grande et large unité qui débarque ses touristes. Il y a si peu d’eau dans l’estey qu’il racle passablement le fond en accostant. Beau bateau, bien tenu, mais pourquoi le capitaine (et la matelote qui l’assiste) ne savent-ils pas faire de surliures au bout de leurs amarres toutes neuves ? Elles s’effilochent comme autant de tristes guenilles. Dommage !

Quinze heures : étale de marée haute. Je pars. Comme la veille, le vent monte progressivement… Après une courte navigation, j’arrive devant l’entrée de l’estey de By. Qu’y a-t-il à voir ici ? Rien, justement, c’est là son charme. Après avoir remonté un petit chenal, on arrive devant une vingtaine de mètres de quai maçonné et quelques bites d’amarrage en pierre. De gros anneaux émergent du gazon bien tondu qui recouvre le quai en pente. Une rangée d’arbres pour faire un peu d’ombre, une discrète aire de pique-nique, trois maisons, la route à proximité et puis… rien d’autre, même pas de bateau, hormis une mauvaise baille en plastique jauni qui somnole dans un coin.

Pour trouver cet abri, aucune balise sur l’eau, aucun amer si ce n’est le drapeau bleu-blanc-rouge qui flotte au sommet du château de By, belle demeure aux trois-quarts dissimulée dans les arbres de son parc, juste à côté de l’entrée de l’estey.

« Voulez-vous un canon ? »

Me voici de nouveau dans le chenal. Le vent forcit encore. Prendre un ris, puis deux comme la veille ? Je préfère tout amener pour longer une fois de plus la rive à l’aviron. Les eaux sont peu profondes et pleines d’obstacles, rien n’incite à naviguer par ici à la voile.

J’ai fabriqué pendant l’hiver un repose-pied que je bloque entre les interstices du caillebotis, au fond du canot. Ainsi les coups d’avirons sont- ils plus puissants, car je peux m’aider des jambes pour « tirer sur le bois mort ». Par ce moyen, j’arrive devant l’entrée du chenal de Goulée : une balise verte au bout d’une rangée de minces piquets qui dépassent de l’eau. Un petit voilier habitable est mouillé à proximité. À mon approche, un homme sort de la cabine. En guise de salut il me lance un vigoureux « Voulez-vous un canon ? » en brandissant une canette de bière. C’est plutôt sympathique comme entrée en matière. Toutefois, je refuse poliment, car il va falloir tirer sur les avirons encore un long moment. Mieux vaut rester « clair ».

Après avoir causé un instant bord à bord avec lui, je remonte l’estey à l’aviron. C’est bizarre : il est parcouru par un courant descendant qui s’accélère au fur et à mesure qu’on le remonte. Cela devient un véritable petit torrent. J’imagine que les portes de la jalle qui draine le marais, au fond du port, sont ouvertes, mais d'où je suis, je ne peux les voir. Aucune place pour accoster. Tous les pontons sont échoués et inabordables depuis longtemps. Il faudrait attendre à l’ancre que l’eau revienne, mais j’y renonce : à l’entrée du chenal il y a un petit banc de gravier. En un clin d’oeil, emporté par le courant, je reviens à cet endroit et y débarque.

Embouchure de l’estey de Goulée Embouchure de l’estey de Goulée

L’estran, désert à l’embouchure de l’estey, découvre largement, immense champ de vase où serpentent de petites rigoles, plaine brune ponctuée des taches blanches des oiseaux qui s’y reposent (mouettes et cygnes).

Les petites silhouettes sombres des limicoles y trottinent, à la recherche de leur pitance. Plus loin, l’eau et le ciel, vides. Le trait des falaises marquées de châteaux d’eau de la rive saintongeaise ferme l’horizon.

C’est l’heure reposante, après les combats de ce jour, où le vent tombe et les ombres s’allongent. Je passe la nuit à bord, au mouillage, à l’entrée de l’estey.


Mardi 6 juillet | Jeudi 8 juillet


 

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