Les canards s'en lavent les pattes

En canot sur la Gironde :
 
Croisière 2010 à bord du canot Plénitude

par Jean-Bernard Forie


Lundi 5 juillet

Départ prévu vers huit heures trente. Le vent est revenu avec le jour, de secteur ouest. La marée montante arrive, sous la forme d’une ondulation imperceptible à la surface du ruisselet qui subsiste à cette heure au fond de l’étier. Il faut attendre la montée de l’eau pour décoller du fond vaseux.

Savoir rater son départ

Quand il y a assez d’eau sous la coque, j'établis la voile et la cargue, place le gouvernail et la dérive, puis progresse vers la sortie du port à l’aviron, contre le vent. La prise au vent de ma voile, même carguée serrée, est trop forte et, sitôt quitté l’abri relatif de la jetée, je suis drossé sur la berge. Il faut relever en catastrophe la dérive, et me voilà dans les brisants, l’arrière presque échoué. Le canot a pivoté autour de l’ancre jetée au dernier moment. Il faut tirer sur les avirons plantés dans la vase, au risque d’arracher les renforts de dame de nage, se sortir de là, fuir, aller jeter l’ancre plus au large, et tout remettre en ordre (gouvernail, dérive…) avant de repartir. Le plus difficile dans l’affaire étant de garder son calme… Dieu sait, en effet, quel torrent de jurons éructai-je à cette occasion !

Le gros défaut d’un gréement à livarde, c’est le temps qu’il faut pour l’établir, ce qui est un handicap, au vent d’une côte. Mais c’est idiot, à la réflexion, d’accuser ce gréement utilisé depuis trois mille ans. Je n’ai pas su me débrouiller pour réussir mon départ, voilà tout !

Trompeloup, dans une pénombre verdâtre d’aquarium

Ivresse des départs, enfin ! Joie d’être sur l’eau ! À courir vers l’îlot de Trompeloup, à six milles en amont. Le flot m’emporte, grand largue. La tourelle qui déborde le vasard se rapproche. À son sommet, un héron me guette, bec pointé vers le ciel.

La balise de Trompeloup La balise de Trompeloup

Arrivée à proximité de l’îlot, enfin ! Près de la berge, le courant est moins fort. Continuer à l’aviron, à la recherche d’un débarcadère, celui de l’unique cabane de chasse (je me base sur des souvenirs vieux de quinze ans), que j’ai également repérée sur Google Earth, et que je ne trouve pas, peut-être parce qu’elle n’existe plus, l’île étant lentement dévorée par l’érosion.

Je longe cette terre, j’atteins sa pointe amont, sans avoir rien pu trouver pour débarquer, constamment surplombé par une muraille continue de roseaux. Après avoir coincé l’ancre parmi les mottes écroulées de la berge, à l’extrême pointe du vasard, j’enfile des cuissardes puis escalade la terre rougeâtre.

À l’extrême pointe du vasard… À l’extrême pointe du vasard…

Une jungle épaisse de roseaux immenses m’engloutit (jusqu’à trois mètres de haut), dans laquelle règne une pénombre verdâtre d’aquarium avec une odeur de marée et de vase. Je me fraye un passage très lentement, sans rien voir, dans un fracas de tiges brisées. Seuls points de repère : quelques arbres à peine visibles à travers l’enchevêtrement des tiges et des feuilles de roseaux, ainsi que le sentier que je trace derrière moi. Progression épuisante, oppressante… Parvenu à ce que j’estime être le milieu de l’îlot, je décide de faire demi-tour, quand il est devenu certain que la tonne de chasse aperçue autrefois n’existe plus.

La jungle de Trompeloup La jungle de Trompeloup

Je rembarque pour d’autres aventures. Je pare la pointe de Patiras puis emmanche la passe de Saintonge à la recherche du mystérieux port de Bernut. Encore faut-il savoir le trouver ! La seule chose qui soit sûre, c’est qu’il faut traverser l’estuaire jusqu’au port de la Belle Étoile, à trois ou quatre milles de là, pour ensuite… raser la rive et ouvrir l’œil !

La vie et la mort , étroitement mêlées…

Le Bernut : un port trouvé sur Internet, sur des blogs de randonneurs. J’ai fait une reconnaissance par la route début juin. J’ai trouvé, à marée basse, un étier dont le fond est encombré d’épaves et de débris, avec des estacades peu nombreuses et acrobatiques (elles ont été restaurées depuis), menant à quelques rares voiliers et barques à moteur. La porte du canal de drainage du marais est prolongée ici d’un radier et de bajoyers en béton, idéaux pour une escale car bien plats et sans aspérités, comme un quai.

Il faut retrouver cet abri en arrivant cette fois-ci de l’estuaire. Aucune balise, aucun amer n’en signale l’entrée. Je repère enfin un mât de voilier qui dépasse des arbres et reconnais le « coin barbecue » des pêcheurs du lieu, avec sa table rustique et ses bancs installés au bord de l’eau. Un ponton de carrelet, avec ses haubans et son filet, juste à l’endroit où il ne faut pas, à l’entrée de l’étier, ne me laisse qu’un étroit passage. Je vire de bord, brusquement. Choque l’écoute, cargue la voile, continue à l’aviron en évitant divers obstacles puis, tout étonné de cette belle manœuvre, viens à mourir sur l’erre en rangeant le bajoyer. Un piquet est planté sur la rive pour tourner l’amarre arrière, l’ancre lancée à terre pour être tenu sur l’avant. L’étale de flot arrive presque au même moment, à midi. Sur la berge, à quelques mètres, se devine le cadavre d’un chien, dont les ossements blanchis pointent dans l’herbe verte et drue. La vie et la mort, étroitement mêlées…

L’estey du Bernut L’estey du Bernut
Sanglot de fer

Pique-nique à terre, installé sur l’écluse, dont les portes sont entrouvertes. La brise d’ouest souffle toujours, qui fait entrer un léger clapotis dans l’étier. Des hommes viennent attendre au bord de l’eau. Un chaland ostréicole apparaît, chargé de matériel (pneus de tracteur, gros bidons…), puis repart après avoir embarqué tout ce monde. Je devine, en les entendant parler, qu’ils vont travailler dans les îles. Je reste seul.

Un gémissement se fait entendre à intervalles réguliers, comme un petit cri d’animal, un sanglot étouffé ou un pleur d’enfant. Rien aux alentours : c’est la lourde porte de métal barbouillée de goudron de l’écluse qui grince sur ses gonds en bougeant imperceptiblement au rythme du clapotis.

Dans l’écluse du Bernut Dans l’écluse du Bernut

Fin de l’étale de marée haute. Une trace mouillée apparaît sur les bajoyers de l’écluse et les amarres se tendent : l’eau baisse déjà. Il faut se résoudre à quitter ce havre discret, aussi invisible sur les cartes marines que sur l’eau, qui me laisse le souvenir d’une belle escale.

Départ pour l’île en formation de Plassac. La marée est contraire, mais elle est de faible coefficient, et la brise, portante, semble bien établie.

À longer l’île Nouvelle à la voile. Le vent tombe, devient irrégulier, souffle par bouffées inconstantes et molles… je choisis de carguer la voile et de continuer à l’aviron, en rasant la berge où le courant est moins fort.

J’approche de l’épave d’un chalutier posée contre la berge. Je l’ai découvert dans les années quatre-vingts, au cours d’une petite croisière avec des amis. Pour monter dessus, il fallait passer par un gros câble métallique rouillé raidi entre son étrave et un arbre de la rive. Il ne flottait déjà plus à l’époque, et la vase envahissait sa cale. Aujourd’hui je ne retrouve qu’un amas disloqué de bois et de métal. Plus loin, une chaloupe de sauvetage en fer complètement remplie de vase gît en haut de l’estran.

Apparaît ensuite une autre grande épave en bois quasiment incorporée à la rive dont la vase déborde de son surbau de cale (un ancien chaland ? Un coureau ? Une gabare ?).

Plus loin encore, j’admire les effets de l’érosion qui sape la berge et déchausse les racines des arbres. Celles-ci, en d’étranges entrelacs végétaux, sont comme autant de membres serpentiformes, de mains décharnées ou de bras verdis qui embrassent le vide. Racines tordues, enchevêtrées, recroquevillées, figées en un effort désespéré pour retrouver un morceau de terre ferme où s’enraciner de nouveau. Privées de la terre nourricière qui les protège, elles sont à la merci des futures tempêtes…

La houppe des arbres oscille : de l’autre côté de l’île, il y a du vent. Et quand j’atteins sa pointe, j’établis de nouveau la voile. Cap sur l’île Pâté, puis de là je file sur Plassac et son île en voie d’apparition. Ce banc de vase et de sable se couvre progressivement de végétation. Dans quelques années, il formera peut-être une île hors de portée des marées hautes.

Le bac (Blaye – Lamarque) me rattrape. Du sommet de la passerelle, une silhouette (le capitaine ?) me toise à la jumelle, alors qu’un matelot se penche à une découpure du pavois pour m’envoyer un salut amical. Et Plénitude danse dans les amples ondulations de son sillage.

Sur le banc de Plassac Sur le banc de Plassac
S’enliser dans les scirpes

Débarquement sur le banc de Plassac. Le sol de cet endroit est constitué d’une alternance de couches de sable et de vase qui forment des micro-falaises.

Micro-falaises Micro-falaises

Je m’approche du sommet du banc et de son bouquet de scirpes. Ce sont de longues tiges vertes, larges à la base et pointues au sommet, surmontées d’un panache qui porte en cette saison un bouquet de graines. Je patauge dans des étendues de vase fluide auxquelles succèdent des surfaces de sable gris plus fermes. Des oiseaux de mer s'y reposent, en se tenant à distance : taches blanches qui contrastent avec les diverses nuances de gris de l’endroit. Soleil et vent, silence… Aucune trace de présence humaine ici. Le port de Blaye à un demi mille avec deux cargos à quai, le village de Plassac, les vignobles bien ordonnés sur le coteau, avec les belles demeures, tout cela dans l’air léger paraît si proche… et si loin à la fois !

Vue d’ensemble, côté ouest Vue d’ensemble, côté ouest

Je m’enfonce (au propre comme au figuré) dans cette petite forêt étrange dont les tiges avoisinent les deux mètres de hauteur. Aucune visibilité, comme ce matin sur le vasard de Trompeloup. J’avance péniblement, en arrachant les jambes de la vase à chaque pas, les tiges venant battre le visage, ce qui oblige à les écarter constamment avec les bras. Je progresse, ruisselant de sueur, le cœur battant. À ma grande surprise, je débouche sur de petites « clairières » recouvertes d’un tapis épais de jeunes pousses d’un vert tendre.

Les jeunes scirpes Les jeunes scirpes

Cela me fait penser à une colonie de manchots de l’Antarctique regroupée autour de ses petits. J’arrive à faire le tour complet de cet endroit avant de retrouver mon canot où je choisis de dîner, alors que la marée remonte. L’ancre a été portée loin de la berge, à proximité d'un endroit encore découvert à cette heure, d’où je pourrais me déhaler à marée montante. Probablement vers vingt-deux heures, la mer étant pleine à une heure du matin.

Je m’installe au fond du canot pour dormir, le réveil étant réglé pour l’heure de l’étale. Repos de piètre qualité : les coups de rappel du câble d’ancre, les embardées du canot sur son mouillage, et le vent froid qui se glisse sous le duvet ne permettent pas de jouir de l’épais sommeil du terrien. C’est plutôt un repos par courts épisodes ponctués de moments où je suis expulsé en sursaut de mes rêves, dont les lambeaux semblent encore s’accrocher à la conscience, alors qu’au-dessus de mes yeux grands ouverts tournoient étoiles et constellations. Puis vient l’heure d’appareiller… Un mince croissant de lune se lève au-dessus de la rive. Guidé par l’éclairage puissant du port de Blaye, je file, au louvoyage, vers l’île Pâté avant de longer le vasard de Beychevelle.

Vol de nuit

Soudain, dans un battement d’ailes, une grande silhouette d’oiseau passe en ombre chinoise sur la voile. Une mouette volète autour de moi sans un cri, tour à tour éclairée par les projecteurs du port ou invisible. Peut-être dormait-elle sur l’eau ? La voilà qui surgit de nouveau de l’obscurité. J’entends le battement de ses ailes dans mon dos. Je me retourne : elle vole à hauteur de ma tête, toute proche de l’arrière du canot. Elle projette ses pattes en avant, comme si elle voulait se poser sur mes épaules ou sur le pontage arrière. Surpris, je fais un grand geste du bras, et elle disparaît… Puis je l’entends de nouveau faire quelques tours dans le noir avant de se perdre définitivement dans l’obscurité. Saisissante et mystérieuse rencontre !

Le louvoyage continue. Je compte, pour me distraire, les étoiles filantes.

Trois heures du matin dans le passage entre Beychevelle et l’île Bouchaud : ne me sentant pas la force de passer toute la nuit à la barre, malgré le courant favorable, je jette l’ancre à une distance raisonnable du rivage.


Dimanche 4 juillet | Mardi 6 juillet


 

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