Les canards s'en lavent les pattes

En canot sur la Gironde :
 
Randonnée nautique à bord du canot Plénitude

par Jean-Bernard Forie


Lundi 15 juin

Réveil à cinq heures.

La météo est détestable quand j’arrive à Port-Maubert en début de matinée, après un long trajet en voiture depuis chez moi, Plénitude sur la remorque. Il pleut depuis mon départ de Libourne, et la mise à l’eau se fait dans cette ambiance déprimante. Mais voilà une nouvelle randonnée nautique qui commence. Je crois fermement que le temps s’améliorera et que l’aventure sera belle.

Je progresse à l’aviron dans le long chenal de l’étier. Une fois parées les deux balises de l’entrée, le manque de vent et le reste de courant de flot m’incitent à tenter de rejoindre le port de Cônac, pas très loin en amont. Mais l’atteindrai-je seulement ? Je longe la rive avec une lenteur extrême. Immobile à la barre, couvert de mon ciré, je laisse flegmatiquement le ciel s’essorer sur l’estuaire sous la forme d’un crachin tiède qui chasse le vent, aplatit le clapot et estompe le paysage. Il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre. Rechercher un contre-courant près de la berge ou s’épuiser à progresser à l’aviron ? À quoi bon ? L’étale de marée haute déjà s’achève, le courant s’inverse, la pluie s’arrête et le vent revient. Il est midi, et je vais pouvoir commencer à naviguer vraiment.

Il faut tirer des bords contre la brise et barrer finement pour faire passer sans trop taper la coque à fond plat dans le clapot qui commence à se creuser. J’atteins rapidement les parages de Talmont, et je tente de débarquer dans l’anse envasée qui s’étend entre ce petit port et la falaise de Cornebrot. Mon idée est de me faire déposer par la marée montante au milieu de cette étendue vide pour y observer à loisir la petite vie de l’estran et en particulier les oiseaux de mer qui s’y posent. Le débarquement est un peu chaotique : le ressac claque continuellement sur le bordage du canot, la vase est très molle et l’affaire me semble mal engagée. Il fallait arriver à marée haute… De plus, les coefficients de marée sont faibles et décroissent. J’abandonne mon idée et vais me réfugier dans l’estey de Talmont.

Les mystères de Cornebrot

Pour assouvir mes envies d’exploration, une fois le canot amarré et rangé, je pars me promener sur la falaise de Cornebrot. En effet elle est creusée d’abris où les pêcheurs à la ligne s’installent, en amont de la file de carrelets qui ont été reconstruits après la tempête de décembre 1999, et cela m’intéresse de découvrir comment on y accède. Je longe le bord de la falaise, je furète autour des bosquets de tamaris qui font le dos rond, perchés au bord de l’à-pic. Une sorte de tranchée en pente creusée dans l’épaisseur de la falaise se démasque, où on n’entre qu’en rampant. Elle m’amène à une plate forme minuscule taillée dans la roche qui surplombe le glacis calcaire que bat paresseusement le ressac, quelques mètres plus bas. Le sol de cet endroit est consolidé par de petites coulées de béton. Des vestiges de fil de fer et une vieille grille confirment qu’ici on est « chez quelqu’un », même si l’endroit n’est pas entretenu.

Je poursuis mon exploration. D’autres sentes tortueuses apparaissent, presque à l’angle sud-ouest du massif rocheux. Ces raidillons impossibles conduisent vers d’autres surplombs depuis longtemps effondrés. Par endroits un câble de métal ou une tige de fer, scellés dans la roche, procurent une sécurité aléatoire au marcheur imprudemment aventuré. Je progresse quand même, quoiqu’avec une circonspecte lenteur, le long du tombant de calcaire friable. La situation se complique quand les marches étroites taillées dans la roche avec les pièces de fer qui servent de garde-fou disparaissent et sont remplacées par des passerelles et des morceaux d’escalier en bois. Après quelques pas hésitants sur des planches largement pourries, plusieurs marches se brisent successivement sous mon poids, mais je réussis à ne pas tomber, heureusement ! L’exploration s’arrête là, et je fais demi-tour.

Plus loin encore, là où la falaise fait un angle droit avant d’entrer en s’abaissant dans la baie de Chant-Dorat, d’autres raidillons zigzaguent au bord du vide. L’un d’eux me conduit jusqu’à une grotte creusée dans la falaise qui s’ouvre sur une petite plate-forme de béton armé ancrée à la roche, en surplomb. Je me souviens que lors d’une de mes précédentes navigations, un pêcheur placé là, alors que je rasais la côte en canot, avait fait siffler par inadvertance l’hameçon de sa ligne au ras de mon oreille.

Je pousse la porte de bois qui ferme cette cavité. À cette heure le soleil y entre à flots. J’y trouve un bat-flanc, une table et de quoi s’asseoir, ainsi que divers humbles objets posés dans des niches ou accrochés à des fils de fer qui longent le mur. L’endroit est propre et sec. On en ferait sans peine un petit ermitage pour grand rêveur d’estuaire car, en plus du calme absolu qui règne ici, la vue sur la Gironde est magnifique. Le soleil rasant creuse le clapot et coud au dos de chaque lame un revers d’ombre. Et les couleurs ! Le ciel bleu, les eaux fauves crêtées de petits panaches d’écume grise, la falaise blanche et les lointains mauves. Envie d’ouvrir les bras, comme des ailes. D’embrasser l’espace, la lumière, le temps.

Les cris des oiseaux de mer, là-haut. La mélopée du ressac, plus bas. Le souffle de la brise, qui sans cesse brosse l’étendue. Heures hypnotisantes…

Je reviens à Talmont.

Début de soirée au bord de l’estey. Les parkings se sont vidés, le village se retrouve lui-même. Retour de pêche : un bateau est amarré à l’emplacement où j’étais. Plénitude a été déplacé de quelques mètres. Discussion tranquille avec les deux hommes d’équipage et des passants. Le patron, très en verve, captive son auditoire avec de savoureuses histoires de pêche ou de contrebande. Il évoque de mystérieux ballons bourrés de substances illicites tombés des cargos de passage et récupérés par de non moins mystérieuses vedettes aussi rapides que furtives. Légende ou réalité ? Qu’importe ! L’heure passe, légère, distrayante, puis tout le monde se disperse.

Nuit sans histoire… et sans contrebandiers.


Dimanche 14 juin | Mardi 16 juin


 

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