Les canards s'en lavent les pattes

En canot sur la Gironde :
 
Croisière 2008 à bord du canot Plénitude

par Jean-Bernard Forie


Lundi 7 juillet

Mais peu avant l’aube, la pluie et le vent balayent la Gironde. Sous la toile à voile de quatre maigres mètres carrés qui me sert d’abri, je reste recroquevillé, attendant la fin du mauvais temps. Des poches d’eau de pluie se forment, qui se vident par surprise et viennent amenuiser encore le petit confort tiède dans lequel j’essaie de rester.

Rien à faire : il faut sortir d’ici ! En profitant d’une accalmie, j’enfile mon ciré et démonte le bivouac. La marée haute est proche, je vais pouvoir partir et je viens de me donner un but. En effet, le mauvais temps annoncé m’incite à m’enfoncer dans l’Anse du Conseiller, pour remonter jusqu’au vieux port du Verdon, en explorant l’étroit chenal qui y mène.

Le vent est contraire, de plus il faudra prévoir de démâter pour franchir un pont : je pars donc à l’aviron, aidé par le courant de flot. Contre les rafales de vent d’ouest qui descendent du chenal, la progression est lente et demande beaucoup d’effort.

Une fois le grand mât abattu, la nage aux avirons est moins confortable, embarrassé que je suis par l’espar et sa voile couchés sur les bancs. Mais la partie haute du chenal est protégée du vent, j’ai donc moins besoin de lutter contre la pression de celui-ci sur la coque. Je progresse le long de berges couvertes de grands roseaux, sur un chemin d’eau qui serpente en se rapprochant du clocher du Verdon, seul indice de la proximité d’une agglomération, dans ce désert aquatique.

Un petit port apparaît

Un petit port apparaît enfin au détour d’un virage de l’estey, avec ses quais de bois et ses alignements d’anciennes cabanes ostréicoles. Je l’explore entièrement, en allant jusqu’au petit barrage, à l’entrée de l’agglomération du Verdon, qui est percé d’un grand clapet de fer d’où s’écoule à cette heure un mince ruisseau. La marée baisse et il va falloir trouver une place où tourner les amarres.

Les cabanes et le clocher du Verdon Les cabanes et le clocher du Verdon

Revenu sur mes pas, je me glisse dans une petite indentation de la rive, entre deux cabanes, à couple d’un bateau de pêche en bois d’environ sept à huit mètres. Quand je m’y amarre, sa quille est déjà enfoncée dans la vase et il ne flotte plus. Il s’incline progressivement sur mon bateau, au fur et à mesure que la marée baisse, et celui-ci se trouve lentement comprimé contre son pesant voisin. La situation de Plénitude n’est pas critique, mais doit être surveillée.

Plénitude et son pesant voisin Plénitude et son pesant voisin

Cet incident ne me détourne pas du programme prévu aujourd’hui : après un rapide repas, j’explore l’endroit et la petite vie marine qu’il me dévoile, quand je colle mon œil à des interstices qui baillent entre les planches des cabanes. À travers les intervalles des voliges, je vois des avirons, des voiles usées et délavées enroulées sur de vieilles vergues, des boites à palangres et des morceaux de filets qui se devinent dans l’obscurité. Je m’intéresse aussi aux bateaux (des épaves parfois) échoués à côté. Je m’aventure enfin sur les rives du chenal, en remontant du port jusqu’à l’Anse du Conseiller et pour finir j’atteins la côte du Médoc.

L'église du Verdon L'église du Verdon
Epave de chaland ostréicole
Épave de chaland ostréicole

Du soleil et des nuages, du vent, presque pas de présence humaine, le dépaysement est complet et cette randonnée sans horaire est une vraie thérapie car j’y réapprends à vivre sans fébrilité ni impatience. Je me repose un moment à l’ombre du petit tunnel creusé dans le sable qui donne accès à une tonne de chasse, sur le rivage du Médoc à l’entrée de l’anse. Elle est tellement proche du haut de l’estran que son œillet (l’étang devant la tonne où se posent les oiseaux) est envahi à chaque marée.

Le ponton

Dans une petite baie, un ponton de pêche attire aussi mon attention. Je m’avance sur la vase, où un sentier incertain fait de plaques de tôle éparses et glissantes permet d’y accéder. En quelques enjambées j’arrive tout près de « l’engin ».

Chaland pour pêcher la crevette Chaland pour pêcher la crevette

Sur une base de ponton ostréicole en bois massif, on a posé une petite timonerie en contreplaqué ainsi qu’un gros treuil qui actionne un grand cadre de tubes de fer sur lequel on doit établir en temps normal un filet, mais pour quelle(s) pêche(s) ? Crevettes ? Civelles ? Comme en d’autres lieux, je trouve au bord de l’eau un bel outil de travail traditionnel, mais les hommes qui l’utilisent sont invisibles. J’aime la force et la noblesse qui émane de cet objet de labeur. La rouille, les éraflures, les réparations hâtives, les boucles de cordages emmêlées, mais aussi les épaisseurs des matériaux utilisés, les couleurs vives : voici un tableau pittoresque qu’offre toute cette science fruste mais efficace imaginée pour pêcher dans ces eaux peu profondes.

Chaland 2 Chaland 2

Retour au vieux port du Verdon. La marée est haute, c’est le moment de changer mon bateau d’emplacement. En quelques coups d’aviron, je m’installe à une place laissée libre où je suis assuré de pouvoir échouer Plénitude parfaitement à plat. Ceci fait, alors que le soleil décline, je décide de marcher jusqu’à la Pointe de Grave, là où une digue courte mais large balisée d’un feu matérialise la pointe nord du Médoc.

J’atteins mon but au coucher du soleil, alors que le vent prévu fait sentir sa main puissante et fraîche sur l’embouchure. Le spectacle est superbe : ça et là des pinceaux de lumière jaune percent le plafond d’ardoise des nuages, éclairant au loin le phare de Cordouan ainsi que le bouillonnement des eaux que le vent et le courant torturent. Je suis vêtu d’un ciré et j’avance avec précaution sur la digue. Le ressac est fort et des panaches d’écume jaillissent et s’écroulent autour de moi alors que les rafales de vent les plus impétueuses me font tituber. Force 7 Beaufort, probablement.

Qu’aurais-je pu faire, à bord de mon frêle canot, dans un tel chaos ? Rien de bon, c’est évident, et la bonne solution était aujourd’hui de rester au port. Je fais demi-tour, en traînant un peu au passage sur les quais de Port-Bloc.

De retour à mon bord, j’assujettis par-dessus les bancs mon taud de grosse toile cirée pour me protéger de la pluie. La nuit est certes pluvieuse et ventée mais pas trop. De toute façon, je dors trop profondément pour que cela me réveille.


Dimanche 6 juillet | Mardi 8 juillet


 

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