Les canards s'en lavent les pattes

Croisière 2005

par Jean-Bernard Forie
Photos : Jean-Bernard Forie


Mardi 23 août 2005
Nuit pas câline…

Du fond du canot, je sens qu’il se passe quelque chose. Je soulève le taud et vois que la marée a monté pendant la nuit. Je suis maintenant tout contre la cale, alors que j’avais échoué le bateau à quelques mètres de celle-ci. Il n’y a pas un souffle d’air et, considérant que je ne cours aucun risque dans cette nouvelle position, toujours tenu par l’ancre mouillée à quelques mètres de là, je me rendors aussitôt.

Un moment plus tard, Plénitude prend une inclinaison bizarre : l’étrave s’est posée délicatement sur un tout petit morceau de moellon qui fait saillie sur la cale, alors que l’eau baisse lentement. Je me dégage de là et m’installe un peu plus loin. Ha ! Qui dira la saveur de ces réveils nocturnes, quand il faut improviser une parade face à une menace quelconque, alors que tout l’être n’aspire qu’à dormir !

Et puis un semblant d’aube apparaît, mais à ce moment la pluie se met à tomber, et je reste allongé sous le taud pour profiter encore d’une bonne rallonge de sommeil, bercé par le picotement de l’averse sur la grosse toile.

Enfin, j’émerge de dessous mon grossier abri. Le ciel se dégage, toujours avec un vent de nord-ouest. Dans quelle direction ira-t-on aujourd’hui ? Je décide de redescendre la Garonne. Parcourir les derniers kilomètres qui me séparent de La Réole risque de prendre une grande partie de la journée, alors que je me suis donné d’autres buts pour cette courte semaine de navigation.

Je repasse prudemment les rapides franchis hier en faisant du halage. Pas question de se lancer dans le courant sur des eaux qui me sont encore presque inconnues, au risque de crever la coque sur une roche, et il y en a beaucoup qui émergent.

Pause pendant le halage
Une pause pendant la corvée de halage.
Les couralins à remonter le temps.

Chemin faisant, je rencontre un vieux couralin sur son corps- mort. C’est un type de bateau de rivière en voie de disparition : je prends plusieurs photos.

Un couralin sur la Garonne.
Rencontre : un couralin endormi sur la Garonne.

Ce genre de bateau fluvial devient très rare, et celui-ci est, comme disent les antiquaires : « dans son jus ». Je réalise à cette occasion un petit reportage photographique. Pour ne pas alourdir le récit, il se trouve ici.

Plénitude et le couralin
Plénitude et le couralin

Cette vue prise de l’arrière du couralin expose les principales caractéristiques de ce bateau : des tillacs surélevés à l’avant et l’arrière, sous lesquels est rangé le pauvre matériel éventuellement utile à la navigation (gaffe, aviron, cordages usés, chaînes rouillées et autres chiffons graisseux), une étrave à marotte, un tableau arrière échancré pour supporter un moteur hors-bord. C’est une rustique construction à fond plat, avec de nombreuses membrures très rapprochées et un bordage assez haut pour un bateau de rivière. Le couralin est construit en bois renforcé de lattes de fer, le tout de fort échantillon. Un vieux bateau de labeur, certes, mais plein de noblesse encore dans sa décrépitude.

L’escale
L’escale.

L’escale se prolonge, et je goûte le silence et la beauté de ce bord de Garonne, si prenants. J’arpente la berge dont le gravier roule sous mes pas. Derrière la digue qui nous surplombe bruissent dans le vent d’immenses champs de maïs.

La dernière génération des couralins
La dernière génération des couralins.

Parmi les bateaux qui somnolent sur la rive, je trouve un couralin plus récent. Avec la motorisation, l’arrière s’est élargi, le tableau est renforcé par deux longues tiges de métal qui diffusent sur le bordé la poussée du moteur. Plus léger, plus bas sur l’eau, plus simple de forme, il n’en a pas moins conservé l’étrave à marotte et le tillac un peu surélevé des origines.

L’étrave à marotte et le tillac d’un couralin
L’étrave à marotte et le tillac d’un couralin.

Mais cette petite enquête trouve vite sa limite, dans la mesure où il ne m’est pas possible aujourd’hui, sur ces rives désertes, de rencontrer les hommes qui construisent et utilisent ces bateaux.

Rencontre au bord du Dropt

Parvenu à Caudrot à l’aviron, la curiosité me pousse à explorer le Dropt qui se jette ici dans la Garonne. L’embouchure du cours d’eau n’est guère engageante : des arbres sont tombés dans l’eau et entravent la progression. Plus loin, le lit de cette petite rivière paraît tortueux, encombré et allant en se rétrécissant. Je m’obstine : j’ai le temps, et de plus la marée remonte, ce qui va m’aider à avancer. Petit à petit, le Dropt est plus dégagé, et j’atteins ainsi un pont, à proximité de Casseuil, où me bloquent des vestiges de pilotis, restes d’un ouvrage plus ancien.

Sous le pont de Casseuil
Sous le pont de Casseuil.

Comme pour la Garonne, le Dropt coule entre de hautes digues couvertes de végétation. Je débarque pour me dégourdir les jambes, pensant que cette exploration s’arrête là. Mais le flot a continué de monter en mon absence, et les obstacles en travers de la rivière ont disparu sous l’eau. Voilà une aubaine à ne pas manquer : je m’engage plus avant.

Sur le pont de Casseuil
Sur le pont de Casseuil.

J’arrive ainsi dans les parages de Gironde-sur-Dropt, mais à hauteur des premières maisons un arbre est couché d’une berge à l’autre. Pour avancer, il faudrait démâter. Ce n’est pas une opération très compliquée, mais déjà la marée baisse et le courant s’inverse. Sachant les obstacles au-dessus desquels je suis passé, je n’ai pas envie de me retrouver prisonnier dans ce petit cours d’eau, et je fais demi-tour.

Le Dropt
Le Dropt.

Entre temps les rives se sont peuplées de quelques pêcheurs silencieux qui me saluent par des hochements de tête. Alors que j’approche du confluent avec la Garonne, la tête d’un chevreuil se dresse brusquement au-dessus d’un petit bosquet de fougères. Il devait dormir et le battement des avirons l’a mis en alerte. Son œil, bille noire et brillante, me fixe intensément. Je m’immobilise et dérive doucement vers lui. En trois bonds, il saute jusqu’au sommet de la digue, où il s’arrête et me fixe de nouveau, puis il disparaît. Encore sous l’impression forte de cette belle rencontre, j’engage Plénitude dans le courant descendant de la Garonne.

Et ainsi, la plus grande partie de la journée, je nage vers l’aval, sans forcer, à un rythme régulier mais continu, avec l’aide du courant mais contre le vent. Parvenu à Castets-en- Dorthe, je laisse le canot à la dérive, le temps de manger quelque chose. Après cette pause, la nage reprend jusqu’au soir. Il faut se méfier du mascaret, et donc chercher un abri où je puisse l’attendre en sécurité. Je pense à l’estey du Gaillardon, à Langoiran, et je pèse plus fort sur les avirons : c’est le sprint final, sur plusieurs kilomètres, pour atteindre ce havre avant le passage du mascaret.

Peine perdue, là où je suis, à quelques centaines de mètres en amont du pont de Langoiran, il n’y a pas de mascaret, mais je vois sur la berge les ondulations molles et amples de la marée qui remonte le fleuve, suivies de toutes petites vagues déferlantes. Le courant s’inverse et, malgré mes efforts pour progresser encore vers l’aval, je dois me résoudre à jeter l’ancre. Mon idée est de passer la nuit ici, puis de rejoindre Portets à l’aube pour m’y reposer en attendant la marée de l’après-midi.

Encore une nuit compliquée !

Après avoir dîné, à peine éclairé par les dernières lueurs du crépuscule, je m’allonge comme d’habitude au fond du canot. Mais il est écrit que ce ne sera pas une nuit calme ! À minuit le courant s’inverse, et un arbre à la dérive venu de l’amont vient se prendre dans le câble de l’ancre. Il est hérissé de branches et de racines qui s’accrochent au câble de mon ancre avec une force brutale et obstinée. Se pencher par-dessus l’avant pour démêler tout cela est périlleux : l’étrave s’enfonce en chuintant dans le courant, le bateau embarde, vient presque en travers avec de la gîte, alors que le tronc d’arbre ne cède pas d’un pouce. Dans le petit halo de ma lampe frontale passent pendant ce temps d’autres branchages, emportés sur l’eau noire à une vitesse vertigineuse. Enfin, il se détache et bascule vers l’arrière, puis disparaît, avalé par l’obscurité. Ouf ! Plénitude n’ira pas grossir la triste liste, qui remonte à la nuit des temps, des modestes esquifs qu’une souche ou un tronc flottant entre deux eaux sont venus couler alors qu’ils étaient ancrés dans le lit du fleuve.

Je me recouche. Mais le courant continue de me jouer des tours : il m’envoie sur la berge assez proche, où le canot s’échoue en travers d’un gros tronc d’arbre couché sur la vase. Avec la marée qui baisse, comme la veille, la coque prend une inclinaison bizarre qui me réveille. Il faut de nouveau se dégager pour regagner l’eau libre. Eau libre ? Comment donner ce nom à un endroit pareil : la marée en baissant ne laisse voir qu’un enchevêtrement de troncs et de branches qui de surcroît refuse obstinément de libérer mon ancre ! Au moment d’appareiller, je m’aperçois que je suis bêtement piégé : engagé dans je ne sais quel obstacle, le mouillage ne peut être remonté à bord. Malgré tous mes essais, il faut se rendre à l’évidence… Il n’y a rien d’autre à faire que de filer le câble par le bout.


Lundi 22 août | Mercredi 24 août


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