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Transits (extrait)
Au centre de la scène, une table. Sur la table, une
machine à écrire, une lampe de bureau. Par terre,
des dossiers, des brouillons, des vêtements de femme, une
valise.
[…]
Elle (à Lui, qui tape à la machine à écrire)
Ça fait des semaines que tu tapes sur cette machine,
ça fait des jours que nous sommes enfermés dans cette chambre d'hôtel,
si ça continue, je retourne à Dunkerque,
tu t'imagines que je ne veux plus rentrer à Dunkerque
parce que tu m'as sortie de ce marécage qu'est Dunkerque,
de ce trou bourbeux que tu as toujours prétendu être
Dunkerque,
je vais te dire. en vérité,
Dunkerque c'est magnifique,
un poème,
d'abord il y a la mer,.
il y a la mer,
la mer pleine de moules et de bulots
ici il n'y a pas la mer,
pas le plus petit rectangle Maritime à l'horizon,
moi j'aime l'infini, les bourrasques,
le vent de noroît qui vient du large
les vagues grises, les vagues vertes, les vagues bleues,
les bateaux qui partent,
les chalutiers rouillés, ça fait rêver,
c'est bon comme une pomme d'amour,
le fracas des rouleaux sur la jetée du port, c'est plus
berceur
que le bruit de ta machine,
jour et nuit tu me saoules avec tes cliquetis,
tu crois que je ne voudrais pour rien au monde retourner à Dunkerque,
rejoindre ma famille installée depuis trois générations à Dunkerque,
reprendre la vie d'avant,
avant que tu viennes me chercher,
mais moi j'aime Dunkerque plus que tu ne l'imagines,
j'ai toujours apprécié Dunkerque,
les cargos plus grands que les docks de Londres, les chargeurs
qui transportent du charbon, du pétrole, de l'acier, les
minéraliers du Cap,
d'Odessa, les méthaniers qui mettent des heures à entrer
dans la darse, immenses,
même à quai, les navires sont si lourds qu'ils
continuent à tanguer sur leur gîte,
ils ont le mouvement de la mer en eux,
dans leur coque, jusque dans les machines,
ils ne peuvent plus arrêter la pulsation de la mer qui est
en eux,
c'est mon père qui me l'a expliqué, à cause
du poids,
il m'a raconté qu'il leur faut deux jours avant de
se débarrasser du roulis qui les habite
mon père, il a été docker,
un vrai docker,
avant de devenir chômeur,
un vrai docker de Dunkerque,
puis un vrai chômeur de Dunkerque,
tous les matins à l'embauche, mon père,
avec sa carte professionnelle dans la poche, mon père,
il a déchargé des bateaux à quai, mon père,
des bananiers, des porte-containers,
même pendant la guerre, il a gagné sa vie comme ça,
mon père,
honnêtement,
toi, tu l'as toujours méprisé, mon père,
tu lui as fait sentir qu'il était un tâcheron, un
subalterne,
ne dis pas le contraire,
ta lèvre, ta lèvre là ne peut rien cacher
de tes pensées,
ta lèvre qui se retrousse là, sous les narines,
cela ne me ferait pas de mal d'aller le retrouver,
lui, tous les miens, cela me soulagerait l'esprit...
Lui (sans s'interrompre)
Va faire un tour en ville...
Elle
Ce que je vais faire,
c'est prendre ma valise et descendre à la gare,
il doit bien y avoir des trains pour Dunkerque à cette heure-ci,
des trains couchette, des sleeping-cars
je ne sais pas l'heure qu'il est,
les villes du Sud,
le soleil me donne de l'eczéma, des dartres,
les villes du Sud sous la pluie, c'est terrible,
je ne croyais pas, les villes du Sud en hiver,
quand tu m'as dis je vais t'emmener dans les villes du Sud
et puis c'est l'enfer, ces villes du Sud.
surtout dans le crachin,
avant de te connaître,
je me souviens, je ri avais jamais vu un palmier,
j'ai cru que ce serait le paradis
de ma vie, un dattier, un bambou, un
mimosa,
à Dunkerque, il n'y a aucun palmier,
je rêvais de lauriers-roses, de lentisques,
de soupes de poisson, de galets qui sentent l'ambre solaire,
de corps nus, bronzés,
tout ce qu'on lit dans les revues,
mais maintenant, c'est fini,
si tu continues à t'acharner sur cette machine,
à ne pas daigner desserrer les lèvres, à rester là assis
tout le jour devant cette table,
à fumer cigarette sur cigarette,
si tu continues à ne pas m'adresser un regard,
comme si j'étais plus transparente qu'une speakerine de
la télé,
je retourne chez moi,
Dunkerque ne m'effraie pas,
je trouverai un travail, caissière au Mac Donald's,
serveuse dans un bar sur le port,
je ferai des passes avec les mareyeurs et les capitaines au long
cours,
tout, n'importe quoi plutôt que de rester là avec
toi, et de ne pas exister...
[…]
Ce texte a été publié aux éditions
'La main à la plume' en 1998
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