Lettres d'estuaires
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Portraits blayais - Isaïe (2/5)


début du texte
 


III


Les bull-dogs s'esclaffent quand ils le voient, les bergers allemands tirent sur leurs laisses en aboyant très fort, et Claudine, la serveuse du 'Brazza' me demande d'un air qui ne réussit pas à camoufler son étonnement : "Qu'est ce que je lui sers, à celui-là ?"

Oui, dans cette petite ville, mon compagnon suscite de la surprise, surtout ce vendredi soir. Ce jour-là, Isaïe apporte un soin extrême à sa toilette, à l'aide de ses lèvres et de ses dents, se grattant le ventre et surtout ses jambes avant, les articulations des genoux et ses sabots qu'il lui arrive de fourbir de sa langue. Après quoi, moi aidant, il enfile, toujours sur les jambes avant, des pantalons de flanelle vert clair, attachés par des bretelles qui fort gracieusement lui entourent le cou et dont la couleur vermeille est en parfaite harmonie avec la cravate ocre parsemée de petites étoiles jaunes qui divise en deux le galbe mâle de sa poitrine hirsute. A cela s'ajoute le charme d'un chapeau de paille dont il se coiffe, lequel est percé de deux trous pour laisser librement se déployer ses oreilles très grandes, très attentives et en sempiternelle agitation, sensibles au moindre souffle de vent ou d'émotion, de rejet ou de tendresse qui traverse un lieu, une rue, un cerveau pendant une fraction de seconde. Le chapeau une fois mis en place, il s'avère difficile de perfectionner ses atours de soirée par des lunettes qui à la fois serviraient à atténuer sa myopie innée et à indiquer, par le chemin du symbole, les facultés de clairvoyance dont Isaïe, pour quiconque l'approche à âme et cœur ouverts, se révèle être pourvu.

En tant que serveuse, Claudine a l'habitude de bien protéger et son âme et son cœur, et certaines des moues qu'elle sait faire sont vouées exclusivement à cette fin-là.

Isaïe lui fait clairement savoir, d'un mouvement bien précis de la tête, qu'il préfère la Saint-Yorre à la Badoit. Installé sur la terrasse, au milieu des chaises et des tables, il boit à grosses lampées dans le seau d'étain que Claudine, bien à contrecœur, a fini par lui apporter. Pour manger, il désire des carottes toutes crues. Claudine lui fait savoir que ce produit ne figure pas sur la carte, et d'ailleurs : Est-ce qu'il ne lui en faudrait pas des kilos ? Si Monsieur l'âne pouvait choisir autre chose ? Sinon elle lui conseille de bien vouloir changer d'établissement et de se rendre en un lieu où dînent ses pareils.

Isaïe lève son museau vers le menu, puis vers cette main blanche impatiente de faire bouger le stylo sous l'impulsion de commandes importantes. Ce n'est que pour faire plaisir à Claudine qu'il a bien voulu exprimer un désir de consommation. Car il n'a pas vraiment faim, de ces faims physiques qui à un rythme mortifiant de pendule intestinale tracassent nous autres, les êtres en chair et en os. D'un regard de ses yeux myopes et indulgents il scrute attentivement la personne devant lui pour ensuite retrousser ses lèvres - ce qui, sur un visage d'âne, équivaut à un sourire amical.

Comment expliquer à cette jeune femme prise si intimement dans les filets des réalités planétaires que dans les circuits interstellaires qu'habite Isaïe la question pitance quotidienne n'est pas de première urgence ? Toujours est-il que ce regard et ce sourire semblent rasséréner Claudine au point de la réconcilier un peu avec la présence de ce client si peu habituel.

Moi, Jacov Vréméni, à côté de ses fastes et ses pompes, qui en font, pendant le bref moment de son passage, la vedette du Cours Vauban, je m'efface et m'estompe - engoncé dans une parka marron, la tête offusquée par un couvre-chef piteux, le menton garni par le timide duvet d'une barbe de trois jours, l'âme transie encore par l'impact de sa dernière correction télévisée, les pieds fourrés dans des godasses déglinguées aux lacets beaucoup trop longs qui à tout moment risquent de me faire tomber. Et c'est moi aussi, bien évidemment, qui dois porter les bagages, la petite malle avec une pipette, un flacon qui ne contient que de l'eau salée, et le paquet indispensable de cigarettes, Sweet Afton, comme d'habitude.

Le regard de certaines personnes attablées autour de nous semble quand même me demander une explication. Si je suis venu à Blaye en fait non pas pour y développer ma peinture, mais pour faire de la publicité pour un cirque, et si oui, pour lequel ? Si cet animal sait compter jusqu'à dix ou s'il est destiné à remplacer le clown de la troupe parce que celui-ci est tombé malade ? Pourquoi il ne porte pas de pantalons aux jambes arrière ?

Mais personne n'ose me poser ces questions à haute voix, pas même les rares enfants qui parfois s'approchent d'Isaïe pour lui caresser les oreilles et le cou, surveillés de très près par leurs parents soupçonneux, surtout pour les petites filles.

Car Isaïe vaque fidèlement et même d'une façon ostentatoire au devoir qui de toute évidence lui incombe également, celui de promener son regard concentré, suraigu de myope sur toutes les jeunes filles qui se trouvent à la ronde ou qui passent dans la rue, tandis que moi, Jacov, je subis un dernier combat intérieur entre fierté naturelle et dévotion inculquée avant de finalement me soumettre à ce rôle de paria du soir. Je me fais aider dans cette tâche ardue par de la bière avidement avalée en de longues gorgées rapides qui immédiatement se payent par un hoquet persistant. Et là je sens qu'aux tables alentour on n'hésite plus à se moquer de nous à haute voix, aussi bien d'Isaïe, cet animal anodin dont personne ne soupçonne la vraie nature, que de moi, Jacov, qui en dépends comme un disciple de son maître bourru et sadique. Cette tranquille petite ville des bords de la Gironde n'a pas du tout l'habitude des bourricots affublés en monsieur et des messieurs affublés, consciemment et de leur plein gré, en clochards.

Isaïe qui bruyamment s'essuie ses lèvres l'une sur l'autre après s'être régalé dans son seau, tout en mouillant son beau pantalon de flanelle, me fait part du programme prévu pour la soirée et une partie de la nuit : faire le tour des cabarets et des dancings de la région. J'ai beau insister que nos chances d'admission dans de tels lieux sont infimes, il veut à tout prix y aller, et je commence à me douter que cette tournée grotesque est encore une leçon qu'il veut me faire apprendre.

Bien évidemment, partout où nous nous pointons, après un bref échange de termes peu courtois on nous signifie que le couple bizarre que nous formons ne peut espérer aucune sorte de bienvenue dans l'établissement. On ne nous laisse même pas entrer dans le vestibule du Regency, un cerbère bronzé en costume rouge et noir nous claque la porte au nez au Club 18, et au Sixties, où par astuce et par inadvertance du portier, nous avons obtenu l'accès, on nous jette dehors à grand fracas, donnant pour prétexte que le pantalon d'Isaïe n'arrive pas, malgré tous ses efforts de camouflage, à lui couvrir le sexe. On y ajoute la menace bien sérieuse de nous flanquer à l'eau - chose funeste parce que je ne sais pas nager. Assis dans la poussière au bord de la route, j'entends Isaïe qui ricane à sa façon, rauque et gutturale, à côté de moi, se délectant visiblement à l'aspect de ma confusion et de ma honte en me signalant par le langage parfaitement décelable du mouvement rythmé de ses oreilles que je n'ai rien, mais absolument rien compris.

Il fait nuit autour de nous depuis longtemps, il fait déjà un peu froid, maintenant en octobre, et il commence à pleuvoir doucement sur mon incompréhension totale, de petites gouttelettes apportées de l'océan, dans les petites poches de frêles nuages qui maintenant se vident sur l'estuaire, sur mes cheveux et ma parka piteuse. Sans voiture, sans parapluie et moi sans espoir de salut, nous avons six kilomètres à parcourir pour regagner la ville. Tout furtivement se développe en moi l'attente que dans un geste de fraternité Isaïe pourrait m'offrir son chapeau de paille en guise de geste protecteur, mais dans sa marche insouciante il n'en donne pas le moindre signe, tandis que la pluie se fait de plus en plus forte. Derrière son battement sur les pavés et le bitume je ne peux m'empêcher d'entendre, montant du tréfonds de mon être, cette plainte primordiale, le cri du bébé abandonné qui réclame sa maman par des syllabes qui sont les mêmes dans toutes les langues. Les larmes qui dégoulinent de mes yeux se confondent avec les gouttes de l'averse. Le sol n'arrive plus à absorber toute cette eau, et le moindre creux du terrain se transforme en flaque. Tout-à-coup Isaïe freine sa marche qui s'était accélérée au point que j'avais du mal à le suivre. Sa tête frôle ma joue. Il me fait signe de dénouer sa cravate, de m'en servir en tant que bride et de monter sur son dos. Ainsi, pris dans un autre jeu, masqués en monture et cavalier, nous trottons dans le noir de la nuit. Bercé par le pas paisible de celui qui est mon guide et dans ce monde-ci et sur le chemin vers ceux de l'au-delà, je commence à chantonner.

Peu à peu, je me rends compte qu'il fait de plus en plus clair autour de nous. Regardant dans le ciel, je ne peux pas constater que la lune ait enfin su frayer à ses rayons un passage à travers la couche toujours épaisse des nuages. Scrutant à droite et à gauche les bords de la route, je n'y découvre aucune lanterne. En fait, il faut bien me résoudre à accepter que c'est du corps même d'Isaïe, ma monture, que provient cette luminosité-là, une lueur douce aux tons roses et violets, suffisante à éclairer notre chemin.

C'est précisément à ce moment-là qu'Isaïe quitte la route qui mène vers le village de Plassac pour s'approcher de l'estuaire, dans la zone connue pour ses cavernes et ses grottes troglodytiques. Et c'est justement dans une grotte de ce genre que nous mène sa marche rapide et très sûre de son but. Si son intention était de nous trouver un abri contre la pluie, cette mesure de protection est prise un peu tard, puisque depuis quelques instants la bruine a cessé.

L'intérieur de la grotte dont les parois sont en roche calcaire se révèle très clairement à nos yeux grâce à cette lampe de plus en plus lumineuse qu'est le corps d'Isaïe. Je comprends qu'il me faut descendre aussitôt de son dos et l'aider à ôter son attirail de soirée qu'il m'ordonne, d'un coup de paupière, de fourrer dans la malle que pendant tout le trajet j'ai dû porter. Dans sa nudité reconquise d'animal poilu, clignotant des yeux, les lèvres arrondies, il fait retentir dans la grotte un sifflement aigu que je ne lui ai jamais entendu. Au bout de quelques secondes j'entends tout autour de nous des bruits sourds, des glissements, comme le frôlement d'un corps de chat sous des feuilles sèches. Mais ce ne sont point des chats, ces animaux qui telle une classe de sages élèves après la sonnerie se présentent devant Isaïe. C'est une dizaine de rats que se rangent en demi-cercle devant lui, d'ailleurs aucunement perturbés par ma présence d'humain.

J'ai bien l'impression qu'ils ont attendu sa venue et que c'est le rendez-vous avec cette tribu-là qui est la vraie raison de notre sortie nocturne. En fait, Isaïe leur adresse la parole sur un ton d'intimité où résonnent même des accents de tendresse. A mon encore plus grande surprise le sujet de la conférence qu'il commence à prononcer devant eux tourne autour de l'efficacité respective des différentes méthodes de deuil qui ont cours dans les règnes animal et végétal. Il insiste surtout sur les moyens qui aident à digérer la douleur d'avoir perdu ses proches.

A la suite de son discours qui évidemment ne passe pas par des mots proprement dits j'arrive à comprendre que ces jeunes ratons sont tous frères et sœurs qui lors des orages de l'hiver dernier ont perdu leurs parents, un vieux couple qui, après une vie de globe-trotters à bord de gros cargos, s'était installé pour sa retraite dans une cabane de pêche abandonnée, au bord de la Gironde, pour rester en contact avec le grand souffle de la mer qui avait bercé toute leur vie de vagabonds au large. La force de la tempête ayant brisé les poutres de support de la cabane, les flots avaient tout englouti. Tandis que les jeunes avaient fui, leur mère était restée là pour soigner le mâle qui souffrait d'une crise de malaria ce jour-là. Dans les enfants et surtout dans le cadet, quelque chose s'est brisée à la suite de cette disparition sans trace. C'est justement le manque de tombeau dont souffrent leurs parents qui les tourmente le plus.

Je crois comprendre qu'Isaïe, bien au courant du problème, veut les initier à une technique pour exprimer la douleur qui, de par sa nouveauté inouïe parmi eux, cause leur stupéfaction générale. Je vois très clair que là, malgré tous ses efforts et malgré toute la confiance dont il est le dépositaire, l'enseignant a du mal à se faire comprendre, et que les orphelins, eux, ont du mal à mettre en pratique ses conseils. Ils clignotent, ils froncent les sourcils, grimacent et se tordent le visage, rien n'y fait. Alors Isaïe me fait signer de m'approcher avec ma petite malle, d'en sortir la pipette et le petit récipient d'eau salée.

Patients et sans aucune peur, les jeunes ratons se laissent faire, ne sourcillant même pas quand la pipette dépose dans chacun de leurs yeux une gouttelette de ce liquide qui se répand sur leur cornée, rend étincelantes leurs pupilles, par un effet prismatique fait miroiter en mille couleurs la lumière émanant du corps d'Isaïe et ensuite dégouline doucement sur leur visage, emportant avec elle, liquéfiée, une partie importante de leur peine.

Très lentement, les sages élèves tranquilles et obéissants en passent aux reniflements, aux éternuements, puis aux chuchotements. Les chuchotements se font couinements, ronronnements, sifflements et petits cris aigus. Toute la bande commence à danser en tous les sens, formant une sorte de cercle autour des sabots d'Isaïe qui finit par les calmer par un braiment tonitruant.

Quand les ratons consolés sont partis, avant même qu'Isaïe ne me la réclame, je lui tends la Sweet Afton, je l'allume et la lui pose entre les lèvres. Après un moment de satisfaction silencieuse, quelque part de l'intérieur de la grotte j'entends résonner de la musique, un air de jazz de Coleman Hawkins : My melancholy baby.
 
 

IV


Isaïe parfois fait de très grands efforts, il accomplit par exemple des prouesses de rapetissement. Il lui arrive de se rétrécir à un point tel qu'il s'évanouit complètement de ma vue, que le doux clapotis des ondes électromagnétiques qui assurent la vision déjà ne l'entourent plus, que même les photons le traversent sans heurter aucune couche de matière, aussi mince soit-elle, qui leur fasse obstacle.

Isaïe est alors en mesure de traverser mes paupières, ma rétine, la peau de mes coudes, assez rugueuse il est vrai, celle, plus souple mais aussi plus tacheté de mon dos, les poils de ma moustache, en somme : toute la surface de mon corps - bien entendu sans que je m'en aperçoive. Il sait donc s'infiltrer dans moi suivant un parcours linéaire, de haut en bas et de gauche à droite, comme s'il avait à parcourir un livre.

Le problème qui ne manque pas de se poser très vite consiste dans le fait que, une fois bien engagé dans les tubules, cavités, hypogées et alvéoles les plus subtiles de mon organisme qui évidemment ne se soucie pas de digérer ni d'expulser cet intrus, vu sa dimension microscopique, Isaïe se met aussitôt à regrandir ! Peu à peu donc, à un niveau insoupçonné de micro-compartimentalisation de mes cellules et tissus, je ressens le précurseur infiniment délicat d'un chatouillement ; les effets de plus en plus perturbateurs d'une présence point du tout prévue dans les vésicules rénales par exemple ou dans un pli intestinal normalement privé de tout accès à la perception consciente. C'est à ce moment-là que surgit en moi le regret cuisant d'être si peu ventriloque, contraint donc de faire passer les admonitions de plus en plus urgentes, angoissées mêmes, à l'égard de mon sous-locataire irrespectueux par le détour de chuchotements hélas trop audibles pour le public occasionnel de terrasse de café qui m'entoure : "Isaïe, arrête, arrête s'il te plaît ! Isaïe, rapetisse, rapetisse, je t'en supplie !"

Ce sont des injonctions vaines, malheureusement, qui ne me valent que l'attention de moins en moins voilée des habitués désœuvrés du Brazza. "A qui parle-t-il donc, ce gros moustachu à l'œil effaré ?" C'est la muette question qu'expriment trop clairement les regards qui, avant de retourner sur le journal SUD-OUEST déployé devant eux, s'étaient furtivement posés sur moi dont l'angoisse ne cesse de grandir à mesure que ne cesse de grandir en moi ce fripon, cet endoparasite explosif qu'à tout prix il me faut évacuer.

Me voilà agrippé à un exemplaire du Canard Enchaîné, journal choisi expressément pour donner un prétexte à ce besoin irrésistible que j'éprouve de me tordre de rire, de me plier en deux sur ma chaise et de m'esclaffer à bâtons rompus, lâchant le journal, lâchant tout contrôle, lâchant enfin ce rictus déchirant - hélas pour quelle nouvelle épreuve ? Pour passer à des spasmes, à des convulsions qui ressemblent de plus en plus à des douleurs d'accouchement.

"Qu'est-ce qu'il lui arrive, à celui-là", c'est le message que me transmettent trop visiblement les lèvres crispées, les sourcils froncés de Claudine que mon manège à la fin a fait accourir. "Vous désirez autre chose, Monsieur Jacov," sont les paroles qui sortent de sa belle bouche renfrognée. Oui, il me faut de toute urgence une grande cuvette ou bien un seau, accompagné du rhum le plus fort dont dispose la maison.

Quittant les parages de mon bas-ventre, mon endoparasite quadrupède, traversant boyaux, artères, tissus, vient de s'installer à la hauteur de mon estomac, ce qui amène cet organe destiné à des usages bien différents à rouspéter sous forme de rots continuels et de hoquets, puis à se contracter d'une façon extrêmement violente et persistante à la fois, s'engageant d'une façon incontournable sur la voie du vomissement. Et voilà qu'arrive, à point nommé, en même temps que le réconfort alcoolisé, un grand seau en plastique, d'un blanc luisant pour servir ce besoin que Claudine a bien discerné sans toutefois en pouvoir repérer la cause.

Tout, à cet instant qui précède la délivrance terrible, m'incite à fuir un lieu public où cet accouchement buccal ne peut manquer d'attirer sur moi la honte et la réprobation générale, mais toutes les bornes de la bienséance et de la bonne tenue étant déjà franchies, je me contente tout simplement de me cacher derrière trois tables renversées et la nappe énorme, fleurdelisée que Claudine, par un effet de complicité tacite et probablement spécifiquement féminine, vient d'apporter.

Accroupi sous cette tente, claquant des dents et grelottant de tous les membres, je me sens enfin un peu à l'abri. Cela fait un bon moment que j'ai cessé de rappeler l'intrus à l'ordre. Mes imprécations désespérées "Isaïe, Isaïe !", celles à haute voix aussi bien que celles inaudibles, ont cédé la place à des borborygmes inarticulés. La tête penchée au-dessus du seau dont mes mains serrent les bords d'une façon convulsive, le torse secoué par des éructations au rythme saccadé, je réussis enfin à envoyer Isaïe en amont de l'œsophage, à lui faire passer le larynx, le palais, la parade figée des molaires et le faire chuter, richement baigné de la matière liquéfiée dans laquelle mon déjeuner s'est transformé, dans le récipient prévu.

Là, brayant, éternuant, dégageant ses narines obstruées, Isaïe lutte quelques instants pour retrouver, dans la mare de mes sucs digestifs, son équilibre et sa position debout, ânon miniature, mesurant trois centimètres sur deux environ. Mais son rythme de réagrandissement s'accélère. Il s'épanouit, s'élargit, s'épaissit à vue d'œil pour bientôt, toujours à l'abri de la tente, sortir du baquet où il est encastré et qu'il envoie promener d'un coup énergique de sabot. Se tournant vers moi, il remue et ses oreilles et sa queue, sorte de salutation enjouée censée me sommer de ne pas lui en vouloir.

Tout épuisé, mes vêtements trempés par la sueur, après avoir redressé les trois tables qui ont constitué notre abri, je commence à siroter mon verre de rhum avec un plaisir de bébé qu'on avait précocement menacé de sevrage, trop affaibli pour lui adresser aucun reproche. Lorsqu'il a recouvré les deux tiers de sa taille habituelle, son processus de croissance s'arrête pour cette fois-ci. Sortant de dessous les plis de la grande nappe fleurdelisée, il fait sécher sa peau grise dans les courants d'air qui apportent les relents de la marée haute en train d'envahir le bassin portuaire. Et de commencer un de ces rituels dont j'ai renoncé à capter la raison et la finalité précises. Isaïe pose donc son derrière sur le petit tabouret, met ses deux jambes de devant sur la table, des deux côtés du cendrier bien rempli et attend patiemment que j'allume la Sweet Afton et la lui fasse passer entre ses grosses lèvres pour qu'il se remplisse les poumons de cette fumée mordillante et caressante à la fois, si spécifique aux tabacs de la Virginie et qu'il fait sortir en jolies petites bouffées bien rondes de ses narines. J'enlève la cigarette de ses lèvres pour en faire tomber les cendres dans le cendrier, libérant en même temps l'autre bout de la salive trop abondante dont il s'est imprégné, et la replace dans la bouche d'Isaïe qui ronfle de plaisir à se voir ainsi dorloté.

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© Simon Werle, 2001

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